«Le Bain Turc», Jean-Auguste Dominique Ingres, 1862, huile sur toile marouflée sur bois, 108 x 109 cm, Musée du Louvre, Paris
«Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.» *
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.» *
Interdit d'entrer. C'est ici que commence le monde des femmes, celui du hammam, le bain turc, sorte d'antichambre du harem, celui où n'entre aucun homme, si ce n'est le sultan ou les eunnuques. C'est le saint des saints de l'imaginaire orientaliste, là où se déploie la sensualité des femmes, dans un désordre de chairs lascives, d'étoffes soyeuses et de vapeurs d'encens. Voir. Voir, mais ne pas pouvoir saisir. Regarder, glisser son œil par la serrure et contempler le cœur battant, toutes ces belles indolentes, dans leur voluptueuse indifférence. Voir et rêver.
«Longtemps! Toujours! Ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir
Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde!
N'es-tu pas l'oasis où je rêve et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir?» **
Lorsqu'il achève «Le Bain Turc» en 1862, Jean-Auguste Dominique Ingres (1780-1867), est alors âgé de quatre-vingt deux ans. Cette peinture représente l'aboutissement de recherches plastiques commençées en 1807, sur le thème des baigneuses orientales, un thème cher au peintre montalbanais, lui permettant d'associer le nu féminin avec l'exotisme ottoman. À l'origine, «Le Bain Turc» est une commande provenant du prince Napoléon, en 1848. La toile est bien livrée à son commanditaire en 1859, mais finalement retournée au peintre, car jugée obscène par la princesse Clothilde.
Il existe un cliché prit à ce moment là, montrant un format rectangulaire. Ingres reprend donc sa toile et décide d'en modifier le format, lui donnant cette fois-ci la forme d'un tondo. En optant pour un cadre circulaire, Ingres resserre d'autant la composition de son tableau, le format circulaire répondant mieux aux courbes des corps des femmes. Ce type d'image circulaire est fréquent dans la peinture italienne de la Renaissance, notamment chez Raphaël, auquel Ingres voue une profonde admiration. Car si dans «Le Bain Turc», Ingres innove beaucoup, son inspiration est toujours conditionnée à un dialogue avec les modèles classiques issus de l'antiquité.
Où sommes-nous? Cet univers qu'Ingres nous donne à voir dans «Le Bain Turc», n'existe pas. Du moins, pas dans les termes énoncés par le peintre. Si Ingres s'est intéressé à l'Orientalisme, si populaire au XIXème siècle, il n'en retient qu'une vision finalement très sélective, intellectuelle, voire presque abstraite. Il faut dire aussi que, contrairement à son «rival», le peintre Eugène Delacroix qui s'est rendu au Maroc et en a ramené des carnets entiers de croquis pris sur le vif, Ingres n'a jamais visité un quelconque pays d'Orient. L'Orient ingresque est avant tout, un Orient de l'esprit, avec une sensibilité de boudoir suranné, reprenant en cela la mode des «turqueries», si populaires au XVIIIème siècle.
Depuis la parution en France en 1704, de la première version des «Mille et une nuits», la France ne rêve plus que d'exotisme, de contrées lointaines brûlées de soleil, avec ses harems, ses belles odalisques impudiques, ses califes et ses vizirs, aux mœurs imprévisibles et supposément violentes. Des peintres comme Boucher, Fragonard et Van Loo s'enthousiasment pour ces «turqueries» et fourniront un modèle d'inspiration à l'Orientalisme d'Ingres. Mais pour la société française du XIXème siècle, l'Orientalisme est avant tout un moyen de transgresser l'ordre moral bourgeois, les tabous autour du corps et bien sûr, de la sexualité. L'Orient, c'est cette matrice à rêves, où se retrouvent pêle mêle désirs, fantasmes, mythes et passions. C'est une fenêtre ouverte sur un lointain azuré, un ailleurs rendu visible par le besoin d'altérité et d'autant plus désirable qu'il est inaccessible.
Toute sa vie, Ingres a collectionné des images. Des reproductions de tableaux, des pages de catalogues, des estampes, des gravures, des images provenant de revues d'art, de mode ou de voyages. C'est dans ce vaste répertoire visuel qu'Ingres puise les éléments plastiques qui l'intéressent, les intégrant ensuite dans ses esquisses. C'est donc à partir de ces images que l'artiste compose ses collages, lesquels sont alors mis en scène par ses différents modèles vivants. Le résultat est finalement intégré aux dessins préparatoires, que l'on retrouve ici et là dans les œuvres du peintre.
Pour peindre «Le Bain Turc», Ingres n'a fait appel à aucun modèle. Il lui a suffi d'assembler ses dessins préparatoires, études, images ou copies de gravures. Ingres recycle également nombre de ses propres motifs, notamment celui de la baigneuse vue de dos, qui procède de «La baigneuse de Valpinçon» (1808), pour le dos, les fesses et le mouvement de la tête, emprunte le sein de «La baigneuse à mi-corps» (1807), la position des jambes et le tchégour, le luth dont joue la femme vue de dos, de «l'Odalisque à l'esclave» (1839) et enfin, la femme allongée, dont le corps est tronqué, en bas à droite du tableau, de «La dormeuse de Naples» (1808).
Notons au passage, l'odalisque assez grasse au premier plan à droite, qui n'est autre que Madeleine Chapelle, la première épouse du peintre. Derrière elle, la femme à la chéchia, c'est Delphine Ramel, la seconde épouse d'Ingres et enfin, la quatrième femme à droite de la composition, la belle blonde indifférente dont on parfume les cheveux, Adèle de Lauréal, dont Ingres fut un temps amoureux. L'amour. Car si il est tentant de voir surtout dans «Le Bain Turc», un exotisme de pacotille à l'érotisme abstrait, le véritable sujet du tableau, son ferment, c'est l'amour porté aux femmes, à la femme. La femme, réelle ou rêvée.
«Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne
Ô vase de tristesse, ô grande taciturne
Et t'aime d'autant plus belle que tu me fuis»***
Car elles sont toutes là les femmes de la vie du peintre. Celles aimées, possédées, désirées et enfin rêvées. Et cette profusion de chairs dans l'espace confiné du hammam, c'est d'une part la transcription picturale du livre qui a servi d'inspiration première à l'artiste, «Les lettres de Lady Worthley Montagu», épouse de l'ambassadeur d'Angleterre auprès de la Sublime Porte, écrites en 1716 et relatant dans le détail, la visite d'un bain réservé aux femmes, à Andrinople.
«Les premiers sofas étaient couverts de coussins et de riches tapis sur lesquels les dames étaient assises ; sur les autres, derrière elles, se tenaient leurs esclaves, mais sans distinction de rang qui fût marquée par le costume, car elles se trouvaient toutes dans l'état de nature, c'est-à-dire, pour parler franc, absolument nues, ne cachant rien de leur beauté ni de leurs imperfections. Il n’y avait cependant parmi elles le moindre sourire licencieux ni le moindre geste impudique (... ) belles femmes nues dans différentes postures, les unes jasant, les autres travaillant, celles-ci prenant du café ou du sorbet, quelques unes négligemment couchées sur leurs coussins».
Et d'autre part, le rêve du vieux peintre, encore ardent à quatre-vingt deux ans. Car si «Le Bain Turc» donne beaucoup à voir, il donne encore plus à rêver. Regarder, non plus un tableau, mais un rêve poursuivi toute une vie. Traverser le miroir et contempler ces femmes d'un autre monde, si proches et pourtant si lointaines. Dans «Le Bain Turc», la perspective est tronquée, une déformation optique qui accentue la sensation d'effraction voyeuriste. Hormis la profusion des corps de femmes, vingt-cinq au total, le décor du hammam est simple, sobrement éclairé par une lumière tamisée.
Comme la rückenfigur du Romantisme, captive d'un rêve intérieur, la baigneuse vue de dos, ce nu inversé, lumineux et interdit, offert mais pourtant hors d'atteinte, c'est l'Orient, c'est cet ailleurs enchanté, envoûtant et hors du temps, rêvé par Ingres. «Le Bain Turc» ne sera pas unanimement apprécié, certains critiques lui reprochant son aspect «galette d'asticots» (Claudel), ou celui «d'assemblée de sauvagesses de la terre de feu découpées dans du pain d'épice» (les frères Goncourt).
Pourtant, la postérité de l'œuvre témoigne de sa modernité. Picasso, Cézanne, Manet et Renoir s'en inspireront, tous fascinés par l'audace plastique de l'artiste, son entêtement à peindre, non pas ce qu'il voyait, mais ce qu'il cherchait. Ainsi, toutes ces belles indolentes, comme déposées au seuil d'un monde qui ne nous regarde pas, c'est l'hommage du peintre à celle qui demeure éternellement absente. Soustraite au temps parce que rêvée, je regarde cette femme sur laquelle Ingres a veillé toute sa vie. Seulement séparée d'elle par la profondeur d'un voyage que je ne peux faire que les yeux fermés.
Heure de la sieste dans le harem de Topkapi. Moiteur et silence, à peine troublé par les murmures des femmes. Lumière bleue d'un chaud après-midi d'été. Clapotis de l'eau dans le tepidarium. Tout semble si lointain à présent. Et si tout cela n'avait été qu'un rêve? Le rêve d'un rêve!
* «Mon rêve familier», in «Poèmes saturniens», Paul Verlaine, 1866
** «La chevelure», in «Les fleurs du mal», Charles Baudelaire, 1861
*** «La chevelure», in «Les fleurs du mal», Charles Baudelaire, 1861
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