Wednesday, 13 August 2014

Paysages de pluie - Première partie






En souvenir  de Ray Bradbury




« Il viendra des pluies douces et l'odeur de la terre »




Ici.



Les premières gouttes, chaudes et isolées, atteignent mon visage sans parvenir à le rafraîchir. Je suis encore hors de la pluie, qui pourtant tombe de plus en plus vite. Puis, les premières détonations de l'orage qui promet d'être fracassant, me parviennent dans le lointain. Braoum, braoum! En l'espace de quelques secondes seulement, la route sur laquelle je marche depuis des heures, est noyée sous la pluie. Un vrai déluge. J'essaie de distinguer quelques bruits familiers par-dessus le vacarme de l'eau, mais sans succès. Seul le martèlement de la pluie emplit l'air maintenant et s'y déploie comme un immense éventail, m'isolant totalement du reste du monde.









Première échancrure




À la « Villa des Lunes » où Murielle est arrivée en fin d'après-midi, l'air est encore chaud et humide, comme après chaque pluie désirée. L'odeur de la terre mouillée montée des jardins suspendus de la station, investit l'esprit et la mémoire des résidents ou voyageurs en transit, offrant à chacun un bouquet olfactif conforme à ses souhaits ou à ses besoins. L'odeur de la terre. Même aux confins de l'espace, même à la « Villa des Lunes » où se pressent les savants du monde entier, un plaisir aussi primaire, archaïque pour certains, continue d'être apprécié et transmis de station en station. 











« La mémoire de la pluie » est un programme sensoriel que l'on peut acquérir dans n'importe quelle officine de la base lunaire, pour seulement cent crédits-Éclion. C'est un de ces programmes-source que l'on peut modifier temporairement ou durablement, en fonction de la puissance d'imagination du receveur. Nicolas, que Murielle s'apprête à rencontrer au « Dôme de la Vision » , est un développeur-méta, responsable des Jonctions, ces boucles temporelles placées aux axes de transit du programme. C'est lui qui, avec d'autres sensitifs, imagine et supervise la configuration de ces boucles temporelles, s'assure notamment que leur architecture permet la transition avec le vécu et l'imagination du receveur.






Pour le moment, Nicolas est entre deux sessions de travail. Le Centre qui l'emploie, lui a demandé de «voir» un nouveau paysage de pluie du passé. C'est un projet qui lui plaît davantage que la simple jonction, car cela lui permet de découvrir de nouvelles existences et d'intégrer en lui leurs sensations, leurs émotions, mais surtout leurs rêves. Ce que Nicolas fait avec tout ce vécu non filtré, n'est pas très clair. Mais ce qui est probable, c'est qu'à chaque vision, Nicolas garde pour lui une partie de ces paysages. 








Le reste, la Projection, est restituée sous forme de suites d'images et d'options sensorielles, qui seront ensuite sélectionnées et assemblées dans une sphère. Tout cela est bien rôdé et jusqu’à présent, aucune anomalie notable n'est venue se loger dans l'une ou l'autre de ces boucles temporelles, dont Nicolas a eu à s'occuper. Pourtant, depuis quelque temps, le voyant a remarqué que les arborescences de «La mémoire de la pluie» ne se déployaient plus exactement comme prévues. Les jonctions ont des ratés, infimes certes, mais perceptibles, pour lui en tout cas. Nicolas est inquiet. Et si une nouvelle mémoire s'était agrégée dans la sphère, après? Et si d'autres souvenirs s'étaient glissés par l'échancrure du temps? Mais pourquoi?





Ici. 




Tandis que la pluie tombe avec une régularité de métronome, mon esprit passe en revue toutes les scènes de pluie qui l'ont marqué. Comme prévu, un flots d'images se bousculent devant mes yeux, déjà hypnotisés par le spectacle de ce déluge qui semble parti pour durer. Noé et Hiroshige se disputent mon attention, puis par petits bonds successifs au-dessus des flaques, me voici revenue à mes treize ans et à mon premier vrai contact avec la pluie. J'ai froid. Sous cette averse d'été, dans cette température presque tropicale, je trouve le moyen de frissonner. 







Je pédale sur une route de la campagne normande, en compagnie de ma meilleure amie d'enfance, en plein été. La chaleur est suffocante et nous sommes recrues de fatigue. Il fait si chaud, que je m'attend à voir surgir un mirage à chaque instant. Mon esprit bat la campagne. «Quoi, que dis-tu ? ». Mon amie, épuisée comme moi et écrasée par la chaleur, me regarde d'un air ahuri. «Mais je n'ai rien dit ! ». Pourtant, je suis sûre d'avoir entendue une voix tout près de moi. L'orage gronde à présent. L'air sent bon la pluie.






 « Il viendra des pluies douces et l'odeur de la terre, 
Et des cercles d'hirondelles stridulant dans le ciel »











Deuxième échancrure. 



La terre sent si bon après la pluie! Des prés avoisinants, s'élève une odeur de foin coupé mêlée à celle sucrée et enivrante, des seringats sauvages dans les sous-bois. Au creux des ornières gorgées d'eau, le ballet entêté des insectes a déjà repris. Le chêne sous lequel Murielle s'était réfugié pour regarder tomber la pluie, se met à bruisser, pépier, de nouveau. Il s'ébroue, libérant au passage un essaim de passereaux blottis dans ses branches. Tandis que le ciel s'éclaircit peu à peu, une brise légère agite le rideau de haies de l'autre côté du chemin. Clic! Le bruit métallique d'une jonction. 












Dans la sphère qui accueille « La mémoire de la pluie », une nouvelle transition s'est amorcée. Murielle connaît le programme par cœur, elle a aidé à sa conception. Il y a peu de pilotes aussi expérimentés et aussi audacieux qu'elle. D'ailleurs, sa « Carte du Temps » est encore utilisée dans toutes les académies de pilotes. Mais si les voyages dans le temps sont désormais possibles sous certaines conditions, ils ne sont pas sans risques. C'est un travail d'équipe qui requiert un pilotage parfait pour ne pas risquer de s'échouer dans un méandre du temps. Murielle travaille avec Nicolas, maintenant. Elle pilote, cartographie, identifie l'époque et le lieu, repère les meilleures trajectoires de déplacements dans le temps et l'espace, tandis que Nicolas « voit» . 






Leur association est complexe et fragile, car si tous les deux utilisent des images du temps pour naviguer et percevoir, Murielle prend appui sur des calculs et des instruments éprouvés de navigation. Nicolas ne peut pas s'offrir ce luxe. Une fois entré en transe, les images qui sont assez fortes pour réussir à traverser le temps, lui parviennent sans chronologie aucune et souvent par flots. Même chose pour les sensations et les émotions perçues. Nicolas doit se concentrer sur ces bulles mentales et ne pas se laisser submerger, chasser le ressac en lui-même. Mais surtout ne pas les confondre avec les siennes. Les accueillir telles qu'elles se présentent.




« Des grenouilles aux mares qui chanteront la nuit, 
Et des pruniers sauvages palpitant de blancheur » 






Nuit d'été. Fenêtre ouverte sur le jardin assoupi. La maison, si paisible. Ciel sombre piqué d'étoiles. L'odeur camphrée des cyprès embaume les alentours. Il fait encore très chaud. Au loin, par-delà les dunes, le léger frou-frou des vagues. C'est le refuge secret de Nicolas. Personne pour y troubler ses pensées ou lire dans les siennes. À «Yume », il peut voir tous les paysages qu'il veut, il peut même les archiver dans son esprit pour les revoir à sa guise. Dans son palais de la mémoire, Nicolas éprouve un bien-être qui partout ailleurs lui est refusé. Justement, il sent bien depuis l'arrivée de Murielle à la « Villa des Lunes », que ce répit touche à sa fin. Sa rencontre avec elle au « Dôme de la Vision » lui a confirmé deux choses. Premièrement, que les sphères ne sont pas hermétiques, comme on l'avait toujours supposé. Quelque chose en plus de l'esprit du receveur agit sur elles. Deuxièmement, les paysages se manifestent dans les deux sens. Ils voient autant qu'ils sont vus.










Ici. 




La voix est revenue tout près de moi. Comment se fait-il que je l'entende aussi clairement, sous le tonnerre qui gronde et la pluie battante ? Les mirages dûs à la chaleur, on connaît, mais les mirages de pluie? « Ame, ame* ! Par l'échancrure du temps, le monde vient à toi. Ce qui fut, ce qui sera et ce qui aurait pu être ». Qui parle? Pour calmer mon agitation, je décide de fixer mon esprit sur une pensée tangible, rassurante. Le voyage en train chaque été avec mes frères, les sourires des voyageurs entassés dans les compartiments. La brise par la fenêtre du train, les clichés sépia de paysages charmants, au-dessus des sièges des passagers. L'arrivée enfin, à Angoulême. L'enfance, encore insouciante. Nous ne sommes séparés de rien. Cincle-plongeurs égarés dans la trame du temps... 





« Les rouges-gorges enflant leur plumage de feu
Siffleront à loisir perchés sur les clôtures »    





Troisième échancrure. 




« Comment ça, les sphères ne sont pas hermétiques? ». Nicolas ne répond pas. La vérité, c'est qu'il ne sait pas vraiment par où commencer. Ils se connaissent si peu. Murielle a besoin de repères tangibles pour avancer et Nicolas ne lui en offre aucun. Lorsqu'ils ont travaillé ensemble sur « La mémoire de la pluie », Murielle l'a impressionné avec sa précision de pilote-cartographe. C'est elle qui a su trouver les passerelles vers le passé et guider l'esprit de Nicolas vers les paysages de pluie les plus singuliers. Elle a un sens inné de la navigation à rebours du temps, mais c'est justement ça qui le tracasse. Nicolas a bien compris que pour Murielle, le passé n'agit que dans une seule direction. Y accéder par des outils de navigation très complexes et l'explorer jusque dans ses époques les plus reculées, l'a convaincue de la supériorité de son temps à elle et de l'immuabilité de ce qui a déjà eu lieu. Nicolas songe à Yosa Buson, un poète japonais du 18e siècle:




« La fleur du théier
à la fois blanche et jaune
indécision »





Nicolas finit par répondre à Murielle. « Lors de ta dernière immersion dans le paysage de pluie, as-tu remarqué quelque chose de nouveau? » Murielle hésite à son tour. « Nouveau... Nouveau, comme quoi? ». Comment lui répondre sans lui révéler ce à quoi il pense depuis quelque temps? Lui-même hésite à le penser. « Peut-être qu'on devrait revoir nos calculs? Normalement au montage on vérifie toutes les arborescences, mais avec toi en plus, ce serait encore mieux ». L'image de la fleur de nénuphar, à la fois dans et hors de l'eau, flotte devant les yeux de Nicolas, le submerge lentement. Rien de ce qui existe dans ce monde n'est isolé. Pas de cloison étanche entre l'ici et l'ailleurs, l'avant et l'après. 










« Et des cercles d'hirondelles stridulant dans le ciel » 





Mais quel est ce ciel? Nicolas ne sait plus. Galaxies, planètes, nébuleuses, astéroïdes, semis d'étoiles sur la moire des cieux. Ce ne sont que gouttelettes dans l'océan de tout ce qui vit. Et lui le voyant, il les perçoit toutes. Son esprit est capable de sentir leur présence à travers cet immense champ d'énergie cosmique. Bien guidé, il peut même accéder à chaque ramification de cette arborescence, en recueillir l'impression colorée, sa structure, comme dans un extraordinaire kaléidoscope. Nicolas sous le ciel sombre, oppressant de l'orage. Lueurs blêmes dans les nuées.










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