Monday, 24 October 2011

«Un pur enchantement»

«Intérieur avec une mère et son enfant», 1665-68, Pieter de Hooch, huile sur toile, 65 x 80 cm, Fondation Vernher, Londres



Het licht valt door het raam”. La lumière brille par la fenêtre. Il fait bon, plutôt chaud pour la saison. La maison sent le frais. Il faudra que je finisse mon ouvrage plus tôt aujourd'hui, car c'est le jour de la visite de Pieter. “Pieter de schilder”. Pieter le peintre, comme il s'est annoncé à notre porte, il y a maintenant de ça une bonne quinzaine. Il m'a dit: “Madame van Diemen, Cornelis, votre mari m'envoit peindre votre personne et celle du petit Karel. Je vous peindrai près de la fenêtre ouverte à chaque fois. Ne fermez ni porte ni fenêtre à mon arrivée”. Il s'est installé dans la grande pièce, avec ses brosses et ses pinceaux et sa toile, derrière laquelle son visage m'apparaît parfois. Pieter parle peu, nous regarde toujours à la dérobée Karel et moi, comme s'il craignait de perdre quelque chose en nous fixant trop longtemps. Une fois installé, c'est toujours la même chose. 




Il regarde, ferme les yeux, les ouvre de nouveau, s'éloigne, s'approche jusqu'à la fenêtre, le regard perdu dans les reflets crées par ses croisillons sur le mur. Marieke, notre servante est priée de balayer la pièce durant sa visite et de paraître bien absorbée dans sa tâche. Quant à moi, j'allète Karel, selon les intructions laissées par mon mari, qui n'a pas encore vu notre enfant. Voir? Comme j'aimerais voir ce que Pieter voit, dont le regard se porte toujours plus loin que ses yeux. Voir par delà la fenêtre baignée de la douce lumière du Seigneur. Toujours plus loin, jusqu'aux mers du Sud, jusqu'à Ceylan où se trouve Cornelis. Voir malgré la fenêtre, le canal, les maisons de l'autre côté, les arbres.Voir, en fermant les yeux peut-être? “Doorkijkje” *










Intérieur avec une mère et son enfant”, (1665-68), par Pieter de Hooch. La toile qui mesure 65 x 80 cm, se trouve dans la Collection Wernher, à Londres. Peinte trois ans après le départ du peintre de Delft pour Amsterdam, elle appartient encore par sa thématique – intérieur avec femme et enfant – à la période de Delft, la plus féconde (1652-62) dans la carrière du peintre. Pieter de Hooch (1629-1684?), peintre néerlandais spécialisé dans les scènes de genre, est un peintre baroque appartenant au siècle d'or de la peinture hollandaise. On l'a souvent comparé à Johannes Vermeer (1632-1675), à cause de thématiques communes, notamment la femme absorbée dans une activité domestique ou lisant une lettre, le plus souvent près d'une fenêtre entrebâillée. De Hooch appartient aussi à l'école de peinture de Delft, qui met l'accent sur les constructions architecturales minutieuses, les jeux savants de lumière et de tonalités des couleurs, ainsi que ceux de la perspective. 




Cependant, bien qu'ayant subi des influences stylistiques évidentes –on pense à celle de Nicolas Berchem, peintre paysagiste de Haarlem et celle de Ludolf de Jongh, portraitiste fameux, jouant lui aussi sur les effets de perspective et de lumière – de Hooch a su développer un style qui n'appartient qu'à lui. Ses intérieurs de la période dite de Delft, témoignent d'un sens inné de la lumière, de l'interaction entre celle du dehors et celle du dedans, des effets de surface, de l'espace et de la géométrie. Comme Vermeer, de Hooch peint des femmes près de fenêtres entrouvertes, baignées dans une lumière qui dévoile autant qu'elle dissimule. Mais à la différence de Vermeer, dont la lumière semble se déposer au seuil de la fenêtre, de Hooch la fait entrer dans la maison, danser contre les murs, traverser les corridors, effleurer les vantaux. C'est une lumière qui respire, qui suggère un espace qui se trouve presque entièrement hors de portée de notre regard. Voir, ce qui ne se voit qu'à la croisée du visuel et du visible. Peut-être, en ouvrant la porte qui donne sur l'appentis? “Doorsien”. **




Lumière. En regardant attentivement, “Intérieur avec une mère et son enfant”, on peut se demander si finalement ce n'est pas le vrai sujet de cette peinture, qui n'est jamais tout à fait ce qu'elle paraît être. “Schijn zonder zijn”. *** Approchons nous. Intérieur simple, confort sans ostentation, murs presque nus, si ce n'est la présence de trois tableaux, dont l'un au-dessus de la mère, représentant une descente de croix – vraisemblablement une allusion au dévouement total de la mère envers son enfant – un berceau, une chaise, un pot, un rideau, une cheminée et de l'autre côté de la pièce, une ouverture sur une autre pièce. Résumons. Un espace, qui ouvre sur le dehors par la fenêtre ouverte, une échappée à gauche, vers ce qui pourrait être un cellier, lequel possède aussi une fenêtre. Trois présences, chacune absorbée dans un rôle, dont seule la stricte observation permet de créer ce sentiment d'ordre et d'harmonie domestiques, prôné par la morale protestante. Espace, lumière, circulation de l'air entre les ouvertures de la pièce, les êtres qui la peuplent, du regard enfin qui se pose sur cette peinture. 




La représentation d'un intérieur paisible, bourgeois et ordonné, célébrant la domesticité vertueuse sous le regard de Dieu, est au coeur de la lecture protestante de la Bible. Le foyer est “Kleyne kerchen”, une petite église qui reçoit sa part de lumière divine, à proportion de sa transparence vis à vis d'elle. Est-ce cela que l'artiste a voulu peindre? Car dans “Intérieur avec une mère et son enfant”, on voit ce que Pieter de Hooch a peint, non ce qu'il a vu. Comme dans presque toutes ses scènes d'intérieurs de la période delftienne, l'impression d'être une abeille se délectant d'un nectar purement visuel – la poésie de la quiétude domestique – peut occulter l'essence de cette vision unique pour son temps, cette peinture de l'embrasure, de l'échappée, du furtif et des espaces en apparence emboîtés comme des tableaux gigognes, mais qui paradoxalement annoncent la translation du regard, l'ouverture inattendue sur le monde. Voir, non plus ce que nous révèle la lumière, mais peut-être ce qu'elle nous suggère, mais qui toujours nous échappe? “ontwijkend”. ****




Je me demande ce que Cornelis pensera de ce tableau? L'aimera t-il? Une fois, j'ai demandé à Pieter de me laisser voir son travail, mais il a refusé brusquement. “Il ne faut pas regarder, pas maintenant, sinon tout sera arrêté. Est-ce qu'on regarde le vent? ”. Puis, il s'est remis à peindre dans un silence pesant, le regard fixé sur la fenêtre, dont le vantail supérieur n'est jamais ouvert comme il le veut. Parfois, je me demande si Karel et moi feront finalement partie de ce tableau, car Pieter consacre beaucoup de temps à la fenêtre et ne revient sur nous qu'à regret, semble t-il. Peut-être que Pieter rêve les yeux ouverts, comme moi? Depuis le départ de Cornelis pour Ceylan, j'ai pris l'habitude de rallonger ma promenade avec Karel, en passant par Breestraat 1, là où se trouve la Vereenigde Oost-Indische*****. L'autre jour, Meindert van Oldenbarnevelt m'a même offert quelques bâtons de cette cannelle odorante et du thé de l'île, “pour me rappeler mon mari” a t-il ajouté d'un air mystérieux. 




Et ce tableau qui ne m'est pas destiné, une fois embarqué pour Ceylan, il me faudra essayer de le revoir par le souvenir, son espace, sa lumière tels que Pieter les a vus. On entre dans un monde: miel de lumière, surfaces poreuses, graineuses, lisses, chaleurs des tons rouge-brun, ocrés, orangés, fenêtres et portes entrouvertes, femmes et enfants absorbés dans leurs occupations du moment, regards distraits, gestes suspendus, pièces en enfilade, corridors vides et immaculés, ouvertures sur le dehors – arbres, canaux, maisons, jardins, rues – où la modestie de la vie qui passe, ses instants uniques creusent un espace pictural qui ne se déploie qu'avec le regard, comme si le temps se dépliait devant nos yeux et que l'éternité devenait alors sous le pinceau du peintre, un pur enchantement. “Het licht valt door het raam”.




* vista
** pièce extérieure
*** paraître sans vraiment être
**** insaisissable
***** Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) créées en 1602


«Intérieur avec une mère et son enfant», 1665-68, Pieter de Hooch, huile sur toile, 65 x 80 cm,  ©Fondation Vernher, Londres, que je remercie chaleureusement ici, pour l'autorisation de reproduction de cette peinture.

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