«Le dernier tableau de Schiele», Alain Fleischer, Éditions du Huitième Jour, 2008
Mise en abyme:
«Toute existence humaine est comprise entre des premières fois et des dernières fois» (p6). Commencement, durée, puis fin. À chacun revient le droit de remplir cette existence selon son cœur et selon ses dons. Une première fois, puis une dernière fois. Mais sait-on quand cette dernière fois approche? Sait-on que bientôt ne sera plus? La dernière fois que je verrai l'aube. La dernière fois que j'aimerai. La dernière fois que je peindrai. Egon Schiele (1890-1918) a t-il pressenti cette dernière fois? Dans «Le dernier tableau de Schiele», paru aux Éditions du Huitième Jour, dans la collection «Le dernier tableau de», Alain Fleischer se propose de nous faire pénétrer dans l'intimité du peintre, via son dernier tableau «La famille»*, 1918, maintenant exposé à l'Österreichische Galerie à Vienne.
L'ouvrage divisé en quatre courts chapitres: «Le mémorable et l'imprévisible», «Tableau d'un tableau: dernière œuvre et fin du monde», «Le dernier tableau comme somme et comme reste», «Retour aux premières couches, sous la dernière image», nous donne à voir deux fins - l'une fulgurante, l'autre douloureuse - celle d'un artiste complexe et prometteur et l'autre, celle d'un empire vieillissant. Dès le début du livre, Alain Fleischer choisit de lier ces deux fins, celle de l'empire austro-hongrois avec celle de Egon Schiele. Il faut dire que le siècle de Schiele - nonobstant la brièveté de sa propre vie - est riche en événements. Fleischer nous donne à voir la folie et l'incroyable effervescence artistique de la vieille Europe, ce monde pourrissant et pourtant intensément créatif et qui bientôt sombrera dans la folie d'une nouvelle guerre mondiale.
Beauté et pourriture. Vie et mort. Mort est d'ailleurs un mot qui revient souvent sous la plume d'Alain Fleischer. Comme si, le monde de Schiele était avant tout un monde un monde délétère, dont l'art offrirait un reflet trouble et angoissant. Qui est Schiele? Fleischer parle d'un «artiste prometteur» (p15), «d'un peintre génial» (p19), ami et protégé de Gustav Klimt (1862-1918), et que plus tard les nazis rangeront dans la catégorie des «artistes dégénérés», aux côtés de Marc Chagall, Oskar Kokoschka, Wassily Kandinsky et tant d'autres. Schiele a-t-il croisé Adolf Hitler à l'Académie des Beaux-Arts de Vienne, lui «le raté dont la seule œuvre sera l'apocalypse elle-même», (p19)? Schiele peint: surtout des femmes, pour la plupart nues et exposées. Il peint aussi des fillettes, sur lesquelles il pose un regard déjà jugé à son époque, indécent. Enfin, quantité d'autoportraits, dont certains sont ouvertement érotiques. Mais tous ont en commun, une vision torturée de l'existence et un rapport conflictuel, obsessif au sexe. Puis vient le dernier tableau de Schiele.
«La famille», 1918, est un tableau déroutant. Fleischer y voit un acte conjuratoire, par lequel l'artiste pourtant hanté par la mort depuis son plus jeune âge, semble parier sur les forces de la vie. Pour Fleischer, «La famille» est une œuvre d'art véritable, puisqu'elle «répond à cette double condition: ce qui apparaît sans ressemblance, ce qui disparaît sans descendance. Une somme miraculeuse, un reste sans valeur d'échange», (p 25). L'analyse proprement artistique du dernier tableau de Schiele, est relativement succincte; Fleischer n'étant pas un historien de l'art, mais un photographe, plasticien et écrivain. Il écrit sur Schiele à la manière d'un écrivain. Pour autant, sa lecture du dernier tableau de Schiele, est soutenue par une connaissance impeccable de l'œuvre du peintre, mais surtout par une affinité évidente avec l'artiste, l'homme Schiele. Fleischer imagine «La famille» comme le moment après l'amour, le couple maintenant contemplant l'inévitable conséquence de l'acte sexuel. Ce qui intrigue pourtant, ce n'est pas tant le sujet si inhabituel chez Schiele, mais l'absence de liens visibles entre ces trois êtres, pour un tableau censé représenter une famille, la famille du peintre.
Lui se regarde dans le miroir qui lui permet de se représenter. La femme - qui d'ailleurs est un modèle et une ancienne maîtresse - semble résignée, presque mélancolique, le regard perdu ailleurs, hors du champ pictural. L'enfant, dont le corps n'est pas visible et ne le sera effectivement jamais, sera ajouté quand Schiele apprendra la grossesse de son épouse. Fleischer voit dans cette étrange famille, une manière d'adieux. Adieux à la relation amoureuse, à la chair, à l'insouciance d'une vie sans enfants, mais surtout à ce qui fut. Pour Fleischer, le regard de Schiele «est pris, comme en abyme, entre le miroir réfléchissant du tableau et un miroir intérieur de la réflexion, de la méditation» (p40). Et dans celle-ci, la mort - via le sexe - est omniprésente. Schiele aurait-il peint une manière d'ex-voto? Sexe et mort, si étroitement liés dans la vie de Schiele. Retour aux sources, à la première image, celle que Fleischer reconstitue pour nous. Egon Schiele a-t-il voulu faire de son dernier tableau, un symbole de procréation impossible? Fleischer semble en être convaincu, et en donne pour preuve, l'histoire tumultueuse de la famille Schiele, dans laquelle l'inceste et la mort ont partie prenante. Schiele qui sera emporté par la grippe espagnole le 31 octobre 1918, trois jours seulement après le décès de sa femme Édith, nous laisse «La famille», son dernier tableau, comme une dernière question. L'œuvre d'art est-elle une prémonition?
* «La famille», 1918, Egon Schiele, Huile sur toile, 152,5 x 162, 5 cm, Österreichische Galerie, Vienne