Thursday 21 July 2011

"Comment lire un tableau"

"Saint Jérôme dans le déseert", 1837, Camille Corot, 180 x 245 cm, Eglise de Ville-d'Avray, France




«Pierre Soulages ou l'œuvre au noir»


Peinture 324 x 181 cm, 19 février 2009, Polyptique (4 éléments de 81 x 81cm, superposés) - Acrylique sur toile, Collection particulière, Archives Pierre Soulages, Paris, (photo Georges Poncet)




Le noir envahit l'espace de sa présence souveraine. Sur ces immenses toiles suspendues à quelques quarante centimètres du sol, sa lumière sourd de l'obscurité, son rayonnement des ténèbres. À la fois présence et absence, noir et lumière, violence et recueillement, le mélange optique entre la luminosité des reflets et le noir, révèle une nouvelle dimension de la lumière, la lumière picturale du noir. Ça y est, vous y êtes, vous êtes dans le pays du noir pictural, le noir de Soulages, l'Outrenoir.




«Nous sommes des frictions suspendues
de la lumière au bout des doigts
la moire des cormorans
dans le surplus des vagues»*




Si vous aimez l'art abstrait et que vous avez le goût des paradoxes, alors vous ne resterez pas indifférents à la peinture de Pierre Soulages. Commençons par les évidences. Pierre Soulages, peintre abstrait français, né à Rodez en 1929, demeurant le plus souvent à Sète et peignant depuis plus de soixante ans avec de la peinture noire. De grands monochromes noirs. Pierre Soulages est exposé partout dans le monde, il est l'artiste français vivant le plus cher au monde, son art est commenté par beaucoup, photographié avec enthousiasme et finalement recensé dans de somptueuses monographies. Ayant posé tout cela, on a finalement rien dit d'essentiel, car pour vraiment apprécier la peinture de Soulages, il faut sortir le plus vite possible des sentiers battus et regarder sa peinture avec les yeux,  pas avec l'esprit.




Donc, reprenons. Pierre Soulages, peintre abstrait. Premier paradoxe. S'il se range aisément dans cette catégorie, Pierre Soulages n'est que partiellement un peintre abstrait. Sa peinture est non-figurative et peut être rapprochée avec celle de Hans Hartung, Atlan, Barnett Newman, Mark Rothko et De Kooning. Cependant, le rapprochement a ses limites, puisque dans le cas de Soulages, ce qui est à l'œuvre ce n'est pas une idée ou un discours qui prendrait appui sur la peinture. La peinture de Soulages n'est ni langage, ni image, ni même signe. C'est une peinture qui ne renvoit à rien d'autre qu'à elle-même, en tant que chose. Elle ne communique rien et n'est pas destinée à produire du sens. En effet, Soulages insiste beaucoup sur sa qualité de présence, sa réalité. Sa réalité, pas sa matérialité. Vous suivez?




Deuxième paradoxe. Soulages peint avec du noir, de grands polyptiques monochromes, depuis 1979. Si Soulages utilise bien le pigment noir pour sa peinture, la définir comme monochrome est une erreur, un malentendu si vous voulez. Il faut regarder cette peinture avec les yeux, non l'esprit qui théorise. On s'aperçoit alors que son travail est monopigmentaire à polyvalence chromatique, plutôt que strictement monochrome. Encore plus surprenant,on découvre alors que le véritable «sujet» de sa peinture n'est pas le noir, mais la lumière. Oui, la lumière réfléchie, transformée, transmutée et toutes les variations possibles des états de surface du noir qu'elle provoque. Pourtant, la fidélité de Soulages au noir est une affaire ancienne, alors comment approcher au plus juste, sa conception du noir? 





Après l'incident de 1979, au cours duquel Soulages découvre qu'il ne peint plus avec le noir, comme pigment, mais avec la lumière, sa relation au noir a changé. Désormais, le noir traditionnellement défini comme une non-couleur, au travers de laquelle la lumière est réputée ne pas passer et donc ne rien véritablement permettre en termes d'effets, prend une dimension inattendue. Soulages invente le terme Outrenoir. L'Outrenoir, sur le modèle d'outre-Rhin, d'outre-Manche, désigne un autre état du noir, un champ mental induit par le pouvoir de diffraction de la lumière, quand elle est prise dans les rets de la peinture noire. Soulages d'ailleurs, préfère toujours parler de champ mental, plutôt que d'émotion ou de sentiment. Cette nouvelle approche du noir, dans sa relation étroite avec la lumière, c'est la signature de Pierre Soulages. Le peintre insiste: «Ce qui compte, c'est l'expérience de la lumière venant du noir». Un noir qui renverrait aux origines de l'homme, aux premières traces de charbon utilisé comme pigment, dans l'obscurité des cavernes. Un noir qui pourtant était destiné à être perçu, aujourd'hui on dirait volontiers expérimenté. Approchons nous, donc de cet Outrenoir. Première constatation.










Peinture 324 x 181 cm - Polyptique (4 éléments de 81 x 81 cm, superposés),




Il s'agit bien de noir, mais la peinture n'est pas noire. Le pigment utilisé est bien le noir, mais un noir qui laisserait filtrer la lumière, de façon non préméditée, au travers des accidents de la matière et du geste du peintre. Un noir qui serait un écrin et non un écran pour la lumière. Deuxième constatation. Il s'agit bien d'une peinture abstraite, mais elle n'est pas que cela. «Peinture 324 x 181 cm» est une véritable structure, faite de rythmes, de formes autonomes, c'est un espace obscur d'où jaillit pourtant la lumière. L'Outrenoir est donc une couleur qui naît de la différence entre deux obscurités. Comment obtient t-on ce type d'obscurité? 




Quand Pierre Soulages expose ses polyptiques noirs dans un musée ou une galerie d'art, il les suspend à environ quarante centimètres du sol, éloigné du mur et en les plongeant dans la pénombre. La seule lumière qui est proposée, est celle d'un unique mur blanc en vis à vis de la toile. Et c'est par cette lumière que se trouve éclairéé la toile, que le noir irradie sa lumière unique. De plus, ces polyptiques étant en état de suspension, le spectateur peut les appréhender en se déplaçant. C'est important, cette dimension du mouvement par rapport à l'espace de la toile, car il induit une dimension de temporalité dans l'expérience du noir et de sa lumière, qui varie également en fonction des heures du jour. Le regardeur est intégré dans l'espace des polyptiques, désormais poussé vers l'avant de la toile et non plus dans un espace perspectif, comme dans la peinture figurative.




Troisième paradoxe. Bien que Soulages définisse l'artiste «Comme celui qui est attentif à ce qu'il ne sait pas», à l'inverse des artisans qui savent exactement où ils veulent se rendre et comment s'y rendre, Soulages entretient avec sa peinture, une relation comparable à celle de l'artisan. Il crée lui-même tous ses outils de travail, qui sont en fait un compromis entre l'art et l'artisanat. Il utilise des brosses montées sur cadre, des racloirs, des couteaux, des planches et tiges de bois non équarries, des morceaux de semelle de cuir, des raclettes de caoutchouc, des chiffons, de gros pinceaux aux soies irrégulières, bref, des outils qui chaque fois vont induire une manière inédite de création. 




L'attention à l'outil et au geste, c'est aussi un élément de la signature du peintre, qui déclare: «Chaque outil a son programme», et insiste aussi sur la dimension de surprise du travail du peintre. Dans «Peinture 324 x 181 cm», il y a cette spontanéïté de la matière picturale, avec ses creux et ses pleins, ses rigoles et ses gouttières, par lesquelles la lumière viendra se prendre ou coulera. Il y a toute l'attention du peintre, l'artiste qui crée selon un élan plus ou moins clairement exprimé et dont le geste n'est pas soumis aux mêmes contraintes que celles qui lient l'artisan à sa production. C'est donc une peinture qui s'élabore par l'outil, mais qui en quelque sorte le transcende, tout comme elle transcende les sens qu'on lui assigne volontiers.




«Le martèlement des couteaux
creuse l'horizon de tous côtés
une comète traversait nos têtes
sa pulpe amère à l'aplomb de nos corps»*




Quatrième paradoxe. Bien qu'abstraite, la peinture de Soulages est riche en sens. Précisons tout de suite, que ces sens ne sont pas constitutifs du travail du peintre. Soulages ne dépeint pas, il peint. Il ne représente pas, il présente. Donc, si sens il y a, ceux-ci proviennent du regardeur, ce que Soulages résume par: «Une peinture est une organisation, un ensemble de relations entre les formes, lignes, surfaces colorées, sur lequel vient se faire et se défaire le sens qu’on lui prête». Le sens de l'œuvre est donc dans la trinité du rapport artiste-œuvre-regardeur, un sens qui est donc perpétuellement renouvelé et n'est pas lié au dessein du peintre. Et même si il est tentant de voir dans les Outrenoirs de Soulages, des avatars de quelque philospohie orientale, il n'en est rien. Les influences du peintre sont à chercher ailleurs. Dans l'art pariétal, l'art roman, la première Renaissance italienne, la sculpture mésopotamienne, bref dans ce qui se ramène à une qualité de présence, bien plus qu'à une spécificité de pensée. 




Mais c'est aussi vrai que la peinture de Soulages possède une forte présence, quelque chose qui tient de l'organique. L'Outrenoir a une souveraineté naturelle, une violence somptueuse qui n'appartient qu'à Soulages. C'est une peinture qui va à l'essentiel, mais qui y parvient sans rien négliger. Elle est à la fois un pur rien et un grand tout. C'est un noir qui émet une lumière source, qui rayonne depuis l'obscurité, un état mental de la matière, une méditation qui ne s'accomplirait que dans le geste. C'est une peinture, un état unique de la matière, mais qui pourtant, n'impose rien à la matière. C'est une transformation de la matière picturale, l'œuvre au noir du peintre, qui le mène, non à la pierre philosophale mais à la noire lumière, l'Outrenoir.



 * Poème d'Ariane Kveld Jaks

Tuesday 19 July 2011

Pluie et lisières

Pluie et lisières
brûlantes comme feux d'orties
l'image cernée
comme un accord perdu



Balises flottantes
s'apercevant se perdant
dans les allées tiédies
par le vent d'automne



Lumière entre deux pluies
son clapotis creuse des estuaires
monte à l'assaut de l'oubli



Une flaque à nos pieds
peut-être une figure
un abri plus vaste que cette ornière dorée?









Personne pour dire notre histoire
pointe noire et lavis
déjà s'accomplit la distance
sans même troubler le paysage



La dernière heure
avant la fin de la pluie
dispersée dans le murmure du vent
la soie rouge des érables



Ai-je retrouvé les visages d'autrefois?
ainsi parvenue dans la demeure du souffle 
nulle espérance ne brûle ma chair 
à peine l'entaille d'un temps secret 



Ne rien garder que la brûlure
et la fraîcheur de l'ombre
bientôt le ciel s'éclaire
mais saurons-nous retrouver nos fragments?


Sunday 17 July 2011

"Une absence d'absence" par Slaheddine Haddad

Ce mois-ci, j'ai le plaisir d'inviter sur mon blog Inreland, le poète tunisien francophone Slaheddine Haddad, auteur de quelques dizaines de publications (plaquettes et recueils). Slaheddine Haddad aborde à travers son autobiographie une poésie orientée essentiellement vers l'anodin et de l'insignifiance, se voulant avant tout lisible. Le poète porte en outre un intérêt particulier au langage de la photographie.





Dans la pénombre calfeutrée d'un lieu intime, comment aborder la vie avec ses points de rupture, ses recoins obscurs et mal éclairés alors que:



"Ton sommeil
est moins fort
que la mort" 


Georges CATHALO, Salves - Subervie, 1979



C'est un lieu où se profile facilement sommeil, travail, rêveries et poésie avec cette profonde préoccupation de l'humain en quête. En effet, tout semble proche de l'expression première!




Seul un écran nous révèle l'implacable adhésion numérique à un monde qui dans la froideur et la placidité de sa science électronique, est en train de perdre ses couleurs. Pourtant derrière les vitres très propres de cette fenêtre rustique, se profile soudainement une clarté grandissante qui rend tout possible - A proximité de ce ce fauteuil en osier, c'est un lit défait qui instaure le laisser-aller et le laisser-faire d'un monde depuis longtemps régit par un ordre devenu nécessaire:










"Du désert à la ville
il suffit de marcher 
pour oublier l'absence
quand tout se multiplie 
et que l'on revient seul jusqu'à son origine"



Max Alhau, Anthologie poétique - Nous la multitude, Le temps des cerises, 2011.



 
Du plancher au bureau pris en flagrant délit de connivence, l'âge redevient digne d'attention



"L'attitude du bras 
qui se referme comme un piège rouillé?" 



Je n'aurai pas à attendre que l'intimité me dépossède de ce qui appelle au changement : le cadre presque parfait accroché au mur d'en face rappelle non seulement l'évasion circonstancielle mais aussi


"Le vif besoin
de marcher tout seul" 




Tous nos remerciements vont à Patricia Lay-Dorsey, pour l'utilisation à titre gracieux de sa photographie, tirée d'une série intitulée "Edward Hopper Visits My Home" (Édouard Hopper visite ma maison), visible sur:

http://www.patricialaydorsey.com/Artist.asp?ArtistID=22987&Akey=Q7HKRV3H


Pour en savoir plus sur Slaheddine Haddad:



Thursday 14 July 2011

L'atelier

On est dans l'atelier
on a passé d'un coup
le gué du ciel



D'une seule foulée
venue après
la violence de l'orage



Tir à bout portant
sur une cargaison d'outremers
brisés sur l'écueil de l'ombre








La couleur n'est rien
sans le tumulte de tes doigts
dans l'ondée d'une lumière pressentie



Qu'ils arrivent ces rêves démontés
nés dans la sueur des graminés
et le tourbillon des pétrels



Inutile de regarder plus loin
déjà tes îles en pointillés 
et le vent qui remue la fenêtre de ton regard



Au dehors tout fuyait
dans la déflagration 
du soir

Matin


Matin est interrogé
dans une éternité de songes
des pans d"obscurité surpris
s'ébrouent dans le lointain



On a peur qu'un jour
cessent de bruisser
les ailes des verdiers
les feuilles de l'arbre








Le seuil de toutes choses
du poème
de l'aube
la boue des lourds chemins



La grammaire qui exile 
le Yin 
et puis le Yang
qui font l'amour ensemble



La sagesse qui file
sur des visages usés
tout cela entrevu
parcouru



dans l'anse bleue de l'instant

Wednesday 13 July 2011

Liber

Ne pas craindre d'écrire 
la symphonie des songes
le précaire du souffle
qui étaie notre course



Nudité de nos yeux
sans le mensonge de nos paupières
avec les doigts qui tremblent
sur les accords de l'ombre







N'avoir foi qu'en ses mains
quand elles célèbrent la pierre
avec des veines d'ambre
à force de veiller



N'être pas même gisant
couché parmi les fleurs
à peine ce froissement d'ailes
sur le liber du monde



Tenter d'être simplement
jusqu'à l'épuisement
la matière des contes
le vin du souvenir