Showing posts with label Chronique de la fenêtre. Show all posts
Showing posts with label Chronique de la fenêtre. Show all posts

Tuesday, 14 June 2011

"Le lointain du monde"

«L'Astronome», 1668, Johannes Vermeer, huile sur toile, 50,8 x 46,3 cm, musée du Louvre, Paris



Premier plan. Une chambre au mobilier modeste, un globe céleste sur une table recouverte d'un lourd tapis. Un homme assis, l'astronome, la main gauche posée près d'un livre ouvert, la droite sur un globe céleste. Une fenêtre qui éclaire une pièce d'une belle lumière dorée. La scène est posée, claire, sereine. Au second plan, une armoire supportant quelques livres et un cadran, probablement une sorte de calendrier astrologique. À droite de l'armoire, un tableau identifié comme «Moïse sauvé des eaux», une toile que l'on a attribué au peintre Peter Lely. Une chambre donc, un homme qui réfléchit, une fenêtre close qui renvoit vers d'autres espaces et enfin, comme une pure présence, la lumière de Vermeer.



«L'Astronome», 1668, du peintre hollandais Johannes Vermeer (1632-1675), est un petit tableau de 50,8 x 46,3 cm qui est exposé au musée du Louvre à Paris. «L'Astronome» a son pendant, «Le Géographe», 53 x 46,6 cm, peint en 1668-69 et que l'on peut voir au Städelsches Kunstinstitut à Francfort. Sur Vermeer, nous ne savons presque rien, sinon qu'il vécut toute sa vie à Delft, se maria à Catharina Bolnes, se convertit au catholicisme, eut onze enfants et mourrut ruiné en laissant derrière lui trente cinq toiles, dont l'attribution est certaine. Entre ces deux dates, le mystère de cette peinture qui ne ressemble à aucune autre du siècle d'or hollandais. Le monde que peint Vermeer est un monde en apparence clôt, peuplé presque exclusivement de femmes et où il ne se passe jamais rien d'extraordinaire. C'est un monde où l'ailleurs se devine et où l'instant, même suspendu, n'en finit pas de se dilater dans la lumière.








Vermeer a peint ce tableau à un moment de l'histoire où la philosophie, les sciences de l'optique et de la cartographie se développent et bouleversent la connaissance et la représentation du monde. C'est l'époque de Newton, de Huyghens, de Descartes et de Spinoza. Si le monde que peint Vermeer est toujours paisible, baigné de cette clarté presque aqueuse qui n'appartient qu'à lui, le monde extérieur ne l'est pas. Dehors, il y a la guerre avec les Anglais, il y a les controverses sur la nature de la création, de Dieu et la recherche du vrai et du beau, qui pour le peintre passe par celle de l'essence même de la lumière.



Lumière. Si l'on regarde attentivement celle de «L'Astronome», on s'aperçoit que c'est elle qui organise l'espace, aiguise la conscience, modèle l'ombre et allège les formes. C'est une lumière qui agit comme une présence silencieuse, un éblouissement d'or et d'infini, dans ce huis clos où se joue la destinée de l'homme. Sur la table de l'astronome où sont dispersés les instruments de la connaissance: l'astrolabe et le compas, partiellement dissimulés par le tapis, le globe céleste et enfin le livre ouvert, «De l'exploration et de l'observation des étoiles» d'Adriaen Metius, dans sa seconde édition de 1621; la lumière ouvre un espace méditatif qui va du savoir à l'introspection, du visible à l'invisible. Lumière, reflets, ombres, éblouissement du regard tourné vers l'infini des constellations, vers l'infini du dehors suggéré par la fenêtre. Vermeer est le peintre de la trace lumineuse de l'instant, le glyphe laissé dans l'esprit humain par le mystère du monde. 




«C'est un astronome

et un roi déchu,

un mélange curieux

entre le savant et le poète




Il rêve,

rêve à des fêtes somptueuses,

à des élans vers la matière éparse

de son ravissement





Il est dans cet éclat du ciel,

dans ce profond étonnement

face au lointain du monde





Il est quatorze heures

dans le poudroiement de la lumière d'hiver,

le temps s'est arrêté,

suspendu dans le grain de l'invisible» *



Dans la plupart des scènes d'intérieur de Vermeer, il y a une fenêtre à gauche de l'espace pictural. La lumière qui pénètre y est modulée par une utilisation savante des rideaux, volets ou vitraux. Dans «L'Astronome», la fenêtre est un seuil invisible, un signe de l'ailleurs qui n'est jamais montré. La main de l'astronome posée sur le globe céleste, renvoit à la vastitude du ciel, à cette suggestion des confins du monde, dans ce lieu clôt où chaque objet déploie le regard. Le livre vers le savoir, le tableau vers la vision, le globe vers les étoiles et enfin la fenêtre vers ce lointain tissé d'or et de songes.


* «L'Astronome», Ariane Kveld Jaks, 1995



Wednesday, 26 May 2010

«L'embarquement pour Cythère»

«A Home on the Hudson», 1862, Thomas Worthington Whittredge, Huile sur toile, 49x68 cm, Collection Privée


Commençons par le commencement: «A Home on the Hudson», 1862, par Thomas Worthington Whittredge. Le premier plan du tableau? Et pourquoi cette hiérarchie des plans, d'abord? D'où vient cette séparation arbitraire entre le premier plan du tableau, là où il se passe quelque chose, et l'arrière-plan, là où il ne se passe rien? Est-ce vraiment aussi si simple, mais par dessus tout, est-ce exact? Recommençons: «A Home on the Hudson», 1862, par Thomas Worthington Whittredge. Qui est-Whittredge? Peintre américain, né en 1820 à Springfield, dans l'Ohio. Meurt en 1910 à Summit, dans le New Jersey. Longue vie, passée à peindre et à voyager, notamment à Düsseldorf, en Allemagne, puis dans les montagnes de Catskill, dans l'état de New York. Plus tard, il voyagera aussi dans les Montagnes Blanches du New Hampshire, et enfin dans tout l'ouest américain. Il se lie d'amitié avec les peintres de l'Hudson River School - dont il deviendra un des membres - Albert Bierstadt, Sanford Gifford et John Frederick Kensett. Il sera également membre de la National Academy of Design, de 1874 à 1875, du Comité de Sélection pour l'Exposition Universelle de 1878 à Paris, et exercera une influence notable sur la création du Metropolitan Museum à New York.


Que peint Thomas Worthington Whittredge? Pour l'essentiel, des paysages, mais aussi des portraits, à Cincinnati, avant son embarquement pour l'Europe en 1849, où il voyagera pendant dix ans. Son regard est donc celui d'un peintre de paysage, habitué à embraser du regard les étendues sauvages américaines. Les forêts, les montagnes, les lacs. La lumière, les lointains, mais surtout les plaines pour lesquelles Whittredge éprouve une véritable fascination. La nature, et la qualité de silence qu'elle permet. Il peint relativement peu de scènes d'intérieur, et souvent celles-ci ouvrent sur l'extérieur. Alors, peinture d'intérieur ou peinture de paysage? Le dedans ou le dehors? Le premier plan ou l'arrière-plan? La frontière, le passage, peut-être? Et le titre, «A Home on the Hudson», une maison sur l'Hudson, ajoute à la confusion possible. Celle des genres, du sujet. Bref, le fond du tableau n'est pas sûr, et l'envie de s'embarquer pour cet arrière-pays de la peinture, de plus en plus pressante. Embarquement pour Cythère, simple détail dans le fond du tableau, ou tableau dans le tableau?






Quand Whittredge peint «A Home on the Hudson» en 1862, le peintre est revenu de son Grand Tour en Europe, depuis trois ans. La Guerre de Sécession a commencé un an plus tôt, tandis que Whittredge essaye de reprendre sa place parmi les peintres américains de paysage. Installé depuis peu à New York, sa vie privée est également incertaine, du moins manque t-elle de confort domestique. Whittredge peint donc «A Home on the Hudson», comme une peinture de paysage, mais en inversant les plans de l'espace pictural, faisant lentement avancer l'arrière-plan vers le premier plan. La fenêtre représentée dans le tableau, celle qui ouvre l'espace pictural et narratif, répond à celle Albertienne de la peinture, creusant l'espace et le temps dans un mouvement de va et vient du regard et de l'esprit. Ce qui est à voir, ce que désigne pour nous Whittredge, c'est l'ineffable beauté de la nature américaine, celle que les peintres de l'Hudson River School célèbrent de toile en toile, et qui est perçue par beaucoup comme un don de Dieu. 


Par la fenêtre aux battants ouverts, c'est le lointain qui se révèle, nous convie à cette traversée de l'image et du temps. Sans doute est-il permis de supposer que la véritable demeure du peintre, n'est pas celle dévoilée par la peinture, mais la rivière Hudson elle-même. Dans l'espace et le temps ainsi suggérés par «A Home on the Hudson», Whittredge restitue pour nous le lieu et le moment de son éblouissement, ce lent déploiement d'un monde qui ne se donne qu'à condition de passer outre les conventions picturales. Au fond de la peinture bruit un monde d'adieux et de voyages, d'embarquements vers des îles baignées dans la chaude lumière du soir. Quel appel sera le plus fort? Embarquement pour Cythère, et plus loin le visible, enfin débarrassé des scories du regard.