Wednesday, 26 May 2010

«L'embarquement pour Cythère»

«A Home on the Hudson», 1862, Thomas Worthington Whittredge, Huile sur toile, 49x68 cm, Collection Privée


Commençons par le commencement: «A Home on the Hudson», 1862, par Thomas Worthington Whittredge. Le premier plan du tableau? Et pourquoi cette hiérarchie des plans, d'abord? D'où vient cette séparation arbitraire entre le premier plan du tableau, là où il se passe quelque chose, et l'arrière-plan, là où il ne se passe rien? Est-ce vraiment aussi si simple, mais par dessus tout, est-ce exact? Recommençons: «A Home on the Hudson», 1862, par Thomas Worthington Whittredge. Qui est-Whittredge? Peintre américain, né en 1820 à Springfield, dans l'Ohio. Meurt en 1910 à Summit, dans le New Jersey. Longue vie, passée à peindre et à voyager, notamment à Düsseldorf, en Allemagne, puis dans les montagnes de Catskill, dans l'état de New York. Plus tard, il voyagera aussi dans les Montagnes Blanches du New Hampshire, et enfin dans tout l'ouest américain. Il se lie d'amitié avec les peintres de l'Hudson River School - dont il deviendra un des membres - Albert Bierstadt, Sanford Gifford et John Frederick Kensett. Il sera également membre de la National Academy of Design, de 1874 à 1875, du Comité de Sélection pour l'Exposition Universelle de 1878 à Paris, et exercera une influence notable sur la création du Metropolitan Museum à New York.


Que peint Thomas Worthington Whittredge? Pour l'essentiel, des paysages, mais aussi des portraits, à Cincinnati, avant son embarquement pour l'Europe en 1849, où il voyagera pendant dix ans. Son regard est donc celui d'un peintre de paysage, habitué à embraser du regard les étendues sauvages américaines. Les forêts, les montagnes, les lacs. La lumière, les lointains, mais surtout les plaines pour lesquelles Whittredge éprouve une véritable fascination. La nature, et la qualité de silence qu'elle permet. Il peint relativement peu de scènes d'intérieur, et souvent celles-ci ouvrent sur l'extérieur. Alors, peinture d'intérieur ou peinture de paysage? Le dedans ou le dehors? Le premier plan ou l'arrière-plan? La frontière, le passage, peut-être? Et le titre, «A Home on the Hudson», une maison sur l'Hudson, ajoute à la confusion possible. Celle des genres, du sujet. Bref, le fond du tableau n'est pas sûr, et l'envie de s'embarquer pour cet arrière-pays de la peinture, de plus en plus pressante. Embarquement pour Cythère, simple détail dans le fond du tableau, ou tableau dans le tableau?






Quand Whittredge peint «A Home on the Hudson» en 1862, le peintre est revenu de son Grand Tour en Europe, depuis trois ans. La Guerre de Sécession a commencé un an plus tôt, tandis que Whittredge essaye de reprendre sa place parmi les peintres américains de paysage. Installé depuis peu à New York, sa vie privée est également incertaine, du moins manque t-elle de confort domestique. Whittredge peint donc «A Home on the Hudson», comme une peinture de paysage, mais en inversant les plans de l'espace pictural, faisant lentement avancer l'arrière-plan vers le premier plan. La fenêtre représentée dans le tableau, celle qui ouvre l'espace pictural et narratif, répond à celle Albertienne de la peinture, creusant l'espace et le temps dans un mouvement de va et vient du regard et de l'esprit. Ce qui est à voir, ce que désigne pour nous Whittredge, c'est l'ineffable beauté de la nature américaine, celle que les peintres de l'Hudson River School célèbrent de toile en toile, et qui est perçue par beaucoup comme un don de Dieu. 


Par la fenêtre aux battants ouverts, c'est le lointain qui se révèle, nous convie à cette traversée de l'image et du temps. Sans doute est-il permis de supposer que la véritable demeure du peintre, n'est pas celle dévoilée par la peinture, mais la rivière Hudson elle-même. Dans l'espace et le temps ainsi suggérés par «A Home on the Hudson», Whittredge restitue pour nous le lieu et le moment de son éblouissement, ce lent déploiement d'un monde qui ne se donne qu'à condition de passer outre les conventions picturales. Au fond de la peinture bruit un monde d'adieux et de voyages, d'embarquements vers des îles baignées dans la chaude lumière du soir. Quel appel sera le plus fort? Embarquement pour Cythère, et plus loin le visible, enfin débarrassé des scories du regard.

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