Thursday 14 August 2014

Paysages de pluie - Deuxième partie





 Ici.



J'ai froid. Nos vélos bien calés contre les parois en ruine de notre abri de fortune, nous sommes mon amie et moi, serrées l'une contre l'autre, chacune sous son poncho ruisselant de pluie. Malgré la chaleur intense de la journée, je tremble comme une feuille dans le vent d'automne. Tout change si vite. Sans même m'en rendre compte, je me mets à chanter cette chanson que j'aime tant: « Colchiques dans les prés,  fleurissent, fleurissent ». En un instant, mon amie l'a reprise en chœur et nous voici, joyeuses, chantant à tue-tête sous la pluie battante de cette chaude journée d'été. « Fleurissent, fleurissent...».










Quatrième échancrure. 





Vision d'un monde silencieux, lointain. Palais déserté. Dans la nuit tiède, le reflet tremblant des lampions sur le bassin aux lotus et les marches de la terrasse. Au-delà, en contrebas, la tache sombre de l'étang aux iris. Shôbu. La fine odeur de mandarine dans les plis froissés de la fleur, là où le feuillage laisse filtrer l'air. L'eau partout. Monde flottant. Furtives images d'un cerisier en fleur au fond d'un verger endormi et d'une enfant solitaire. Malgré la distance, sa présence presque palpable, lumineuse et grave comme dans le jeu de Hanafuda.










Ici. 




Le rythme saccadé de la pluie, sa lumière opaque et son bruit métallique, agissent sur moi à la façon d'un pendule. Peu à peu, le monde autour de moi s'estompe, m'absorbe doucement dans sa vibration lumineuse. Je suis la pluie. Je suis le paysage. Le vent dans les peupliers au bord de la rivière, le jus de mûres sauvages qui éclatent dans la bouche, l'odeur chaude et musquée de la résine de pins, les pieds qui sautent gaiement dans les flaques, une à une. Plic, ploc! 











L'univers à portée du regard, dans les tonalités de cette lumière aquatique, sa réverbération, puis son absorption dans le tissu humide de la terre. Tout est là, vivant, frémissant au fond de moi. L'averse sur la route brûlante en plein été, le chant des grenouilles la nuit au fond des mares, le reflet de la lune sur les volets clos, le bruit des pas dans le corridor, les boutons d'or passés sous le menton, l'odeur des marronniers en fleur, le ciel et la terre, le rêve et la réalité, l'élan et la fuite. Et l'attente.






« On devrait peut-être y aller, maintenant ? ». La voix inquiète de mon amie, me tire brusquement de ma rêverie. « Quoi, que dis-tu? ». Je réalise à son expression de surprise, que je devais être partie très loin au fond du paysage. Il me faut du temps pour comprendre le sens de ses paroles . Tout à l'heure, tandis que la pluie tombait à flots, il m'a semblé apercevoir une présence, derrière les buissons de l'autre côté de la route. Pourtant, je suis certaine qu'à part mon amie et moi, personne d'autre que nous n'était sur cette route désertée. Impression étrange d'une présence curieuse, prégnante et pourtant insaisissable, tout près de moi. Haut dans le ciel, des bancs de nuages argentés se dispersent rapidement, poussés par un vent puissant venu de la mer toute proche. 












« Et nul ne saura rien de la guerre qui fait rage, 
Nul ne s'inquiètera quand en viendra la fin »  






Notre abri  de fortune n'est pas étanche, c'est le moindre que l'on puisse dire. « Coco va s'inquiéter! Et J. L. aussi ». Nous sommes, mon amie et moi, complètement trempées. Pareilles à deux méduses engluées dans leurs ponchos ruisselants de pluie et nos vélos ne valent guère mieux. Malgré l'inconfort de notre situation, je n'ai pas envie de quitter cet endroit. Quelque chose de puissant et que je ne comprends pas bien, semble requérir ma présence ici. Comment distinguer ce qui est réel de ce qui ne l'est pas ? Douleur ou soulagement de sentir confusément que cette distinction est probablement inutile, car elle néglige l'essentiel. C'est l'esprit qui crée sa réalité. Et dans cette réalité-là, il y a Coco et il y a aussi J. L. Celui qui revient toujours à l'enfance et celui qui ne l'a jamais quitté. Tout nous échappe, sauf peut-être l'instant.   





« Nul ne se souciera qu'il soit arbre ou oiseau
De voir exterminé jusqu'au dernier des hommes »  





 Cinquième échancrure 





Nicolas, les yeux grands ouverts dans l'obscurité de la nuit. Impossible de dormir.Pourtant, ce n'est pas la première fois que son sommeil est troublé par des visions, qui ne sont pas provoquées par les drogues qu'on lui administre régulièrement. Mur pâle teinté de bleu, reflets de la lune en demi-teinte sur la baie-hublot du « Kando », le navire d'exploration temporelle dans lequel Nicolas embarquera d'ici trois jours. La cellule qui lui est habituellement réservée, dispose d'un écran de projection mentale, sur lequel sont recueillies chacune de ses visions. 






Nicolas, le voyant, Nicolas, le développeur-méta le plus puissant, le plus sensible et le plus imprévisible de la planète Éclion, se sent vide, presque inexistant. Comme le coquillage abandonné sur la plage après la marée, au creux duquel la mémoire des vagues survit longtemps après que la vie l'a quitté. Derrière la baie-hublot du patrouilleur du temps, l'esprit de Nicolas se déploie pourtant dans l'espace, écume la galaxie à la recherche de ces paysages de pluie singuliers, soigneusement dissimulés dans les pliures du temps. Ici ou ailleurs, aujourd'hui ou demain, unis dans un même souffle, une même respiration. L'univers, tel un gigantesque serpent, lové dans chaque méandre du temps. 







Les murs de la chambre à «Yume », dans la moiteur de la nuit. Nicolas est assis devant une vaste fenêtre. Il voit l'ombre allongée des cyprès, sur la pelouse en contrebas. Il voit aussi une haie de peupliers, serrés le long d'une route désertée, brûlée par le soleil. Un court instant, son regard croise celui d'une enfant prise sous l'averse. L'a-t-elle vu ? Et quel est donc ce paysage entr'aperçu derrière le rideau de pluie, si proche et pourtant si lointain ? Une nouvelle arborescence du programme, ou bien un souvenir ? Était-ce dans son temps à lui, ou avant ? Ima wa mukashi! « Maintenant, c'est du passé ». La vision s'estompe malgré lui. Clic ! Le bruit métallique d'une nouvelle jonction.






« Et le printemps lui-même en s'éveillant à l'aube 
Ne soupçonnera pas notre éternelle absence »   






Un soir de ciel clair sur la planète Mars. Une villa de granite, perchée au sommet d'un piton rocheux. Plus bas dans la vallée, le ruban argenté de l'autoroute qui relie Allendale à Waukegan. Sur la façade qui surplombe le vide, de larges baies vitrées laissent entrer la lumière bleue des étoiles. On ne distingue aucune ombre à l'intérieur de la maison et pourtant, une voix s'échappe du patio. « Madame McClellan, quel poème aimeriez-vous entendre ce soir ? ». La voix réitère la question dans la demeure désertée. Nicolas avance lentement dans le vestibule aux murs blancs. La maison sent l'encaustique et l'odeur de l'herbe fraîchement coupée. 












Léger bourdonnement, en pénétrant dans le salon. Lent, régulier, comme un pendule. La voix de nouveau, insistante. «... Quel poème aimeriez-vous entendre...». Sur un grand écran au-dessus de la cheminée, de larges mandalas multicolores tournoient lentement dans l'obscurité. Vert émeraude, saphir, malachite, grenat, topaze, améthyste. Flux et reflux des couleurs, sur la pâleur de la toile. « Puisque vous n'avez exprimé aucune préférence, je vais donc sélectionner un poème au hasard ». Clic. La voix encore, presque tremblante. « Sarah Teasdale, l'un de vos préférés si mes souvenirs sont exacts ».














« Il viendra des pluies douces et l'odeur de la terre, 
Et des cercles d'hirondelles stridulant dans le ciel 
Des grenouilles aux mares qui chanteront la nuit
Et des pruniers sauvages palpitant de blancheur
Les rouges-gorges enflant leur plumage de feu
Siffleront à loisir perchés sur les clôtures
Et nul ne saura rien de la guerre qui fait rage
Nul ne s’inquiétera quand en viendra la fin
Nul ne se souciera qu'il soit arbre ou oiseau
De voir exterminé jusqu'au dernier des hommes
Et le printemps lui-même en s'éveillant à l'aube
Ne soupçonnera pas notre éternelle absence » 














Quelque part, au fond de la villa, les premières notes des « Variations Goldberg » de Johan Sebastian Bach se fraient un chemin dans le silence revenu. Les Portes du Temps s'ouvrent une à une et Nicolas le voyant franchit le seuil de chacune, traverse les rideaux translucides de toutes les vies qu'il a vécues, passées et présentes. La sienne et toutes celles de ce vaste théâtre d'ombres pourtant si étrangement familières, tapies sous ses paupières. Éclion, la Terre, Mars. La froide lumière stellaire, l'odeur de la terre après la pluie, la chaleur suffocante de l'atmosphère martienne. 






 



  


« Kaze tachinu! » Le vent se lève. Autre lieu, autre temps. Plic, ploc ! Les premières gouttes de pluie sur le visage impassible de Nicolas. Ses pieds trop pâles s'enfoncent mollement dans le sable mouillé. Il est saisi par la fraîcheur de l'eau. La houle des vagues et le parfum iodé de la mer, le ballet des mouettes haut dans le ciel laiteux, son refuge à «Yume » ou ce nouvel exil au bord de cette mer inconnue, l'indifférence et la compassion, tout vient à lui, le pénètre et le quitte avec le même sentiment de perte irréparable, la même pathétique et poignante beauté des choses. 






 
    





Un bref instant, Nicolas se demande si Murielle apprécierait cette sphère-là, si son esprit accepterait de se glisser par cette échancrure du temps et si elle saurait retrouver son chemin de retour. Combien de vies sont-elles nécessaires pour naviguer dans une seule vie ? L'averse s'abat maintenant en rafales sur la plage désertée. L'air est imprégné du parfum enivrant de la mer. Nicolas regarde le monde qui le regarde, pour la première et la dernière fois. Puis, sa silhouette s'estompe peu à peu derrière cet ultime paysage de pluie. Avant de disparaître totalement, Nicolas songe avec gratitude à toutes ses nefs qu'il a rêvées et à ce haïku de Kobayashi Issa, son poète préféré :












« Comme est magnifique 
par un trou dans la cloison
la Voie lactée ». 





*  pluie, pluie, en japonais








Tous mes remerciements au peintre Thierry Mysius, pour son aimable autorisation de reproduction de  « Vue sur mer au miroir ». 



© Ariane Kveld Jaks 
Pour l'intégralité des  « Paysages de pluie  »
2014.08.14.
Poème de Sarah Teasdale



Wednesday 13 August 2014

Paysages de pluie - Première partie






En souvenir  de Ray Bradbury




« Il viendra des pluies douces et l'odeur de la terre »




Ici.



Les premières gouttes, chaudes et isolées, atteignent mon visage sans parvenir à le rafraîchir. Je suis encore hors de la pluie, qui pourtant tombe de plus en plus vite. Puis, les premières détonations de l'orage qui promet d'être fracassant, me parviennent dans le lointain. Braoum, braoum! En l'espace de quelques secondes seulement, la route sur laquelle je marche depuis des heures, est noyée sous la pluie. Un vrai déluge. J'essaie de distinguer quelques bruits familiers par-dessus le vacarme de l'eau, mais sans succès. Seul le martèlement de la pluie emplit l'air maintenant et s'y déploie comme un immense éventail, m'isolant totalement du reste du monde.









Première échancrure




À la « Villa des Lunes » où Murielle est arrivée en fin d'après-midi, l'air est encore chaud et humide, comme après chaque pluie désirée. L'odeur de la terre mouillée montée des jardins suspendus de la station, investit l'esprit et la mémoire des résidents ou voyageurs en transit, offrant à chacun un bouquet olfactif conforme à ses souhaits ou à ses besoins. L'odeur de la terre. Même aux confins de l'espace, même à la « Villa des Lunes » où se pressent les savants du monde entier, un plaisir aussi primaire, archaïque pour certains, continue d'être apprécié et transmis de station en station. 











« La mémoire de la pluie » est un programme sensoriel que l'on peut acquérir dans n'importe quelle officine de la base lunaire, pour seulement cent crédits-Éclion. C'est un de ces programmes-source que l'on peut modifier temporairement ou durablement, en fonction de la puissance d'imagination du receveur. Nicolas, que Murielle s'apprête à rencontrer au « Dôme de la Vision » , est un développeur-méta, responsable des Jonctions, ces boucles temporelles placées aux axes de transit du programme. C'est lui qui, avec d'autres sensitifs, imagine et supervise la configuration de ces boucles temporelles, s'assure notamment que leur architecture permet la transition avec le vécu et l'imagination du receveur.






Pour le moment, Nicolas est entre deux sessions de travail. Le Centre qui l'emploie, lui a demandé de «voir» un nouveau paysage de pluie du passé. C'est un projet qui lui plaît davantage que la simple jonction, car cela lui permet de découvrir de nouvelles existences et d'intégrer en lui leurs sensations, leurs émotions, mais surtout leurs rêves. Ce que Nicolas fait avec tout ce vécu non filtré, n'est pas très clair. Mais ce qui est probable, c'est qu'à chaque vision, Nicolas garde pour lui une partie de ces paysages. 








Le reste, la Projection, est restituée sous forme de suites d'images et d'options sensorielles, qui seront ensuite sélectionnées et assemblées dans une sphère. Tout cela est bien rôdé et jusqu’à présent, aucune anomalie notable n'est venue se loger dans l'une ou l'autre de ces boucles temporelles, dont Nicolas a eu à s'occuper. Pourtant, depuis quelque temps, le voyant a remarqué que les arborescences de «La mémoire de la pluie» ne se déployaient plus exactement comme prévues. Les jonctions ont des ratés, infimes certes, mais perceptibles, pour lui en tout cas. Nicolas est inquiet. Et si une nouvelle mémoire s'était agrégée dans la sphère, après? Et si d'autres souvenirs s'étaient glissés par l'échancrure du temps? Mais pourquoi?





Ici. 




Tandis que la pluie tombe avec une régularité de métronome, mon esprit passe en revue toutes les scènes de pluie qui l'ont marqué. Comme prévu, un flots d'images se bousculent devant mes yeux, déjà hypnotisés par le spectacle de ce déluge qui semble parti pour durer. Noé et Hiroshige se disputent mon attention, puis par petits bonds successifs au-dessus des flaques, me voici revenue à mes treize ans et à mon premier vrai contact avec la pluie. J'ai froid. Sous cette averse d'été, dans cette température presque tropicale, je trouve le moyen de frissonner. 







Je pédale sur une route de la campagne normande, en compagnie de ma meilleure amie d'enfance, en plein été. La chaleur est suffocante et nous sommes recrues de fatigue. Il fait si chaud, que je m'attend à voir surgir un mirage à chaque instant. Mon esprit bat la campagne. «Quoi, que dis-tu ? ». Mon amie, épuisée comme moi et écrasée par la chaleur, me regarde d'un air ahuri. «Mais je n'ai rien dit ! ». Pourtant, je suis sûre d'avoir entendue une voix tout près de moi. L'orage gronde à présent. L'air sent bon la pluie.






 « Il viendra des pluies douces et l'odeur de la terre, 
Et des cercles d'hirondelles stridulant dans le ciel »











Deuxième échancrure. 



La terre sent si bon après la pluie! Des prés avoisinants, s'élève une odeur de foin coupé mêlée à celle sucrée et enivrante, des seringats sauvages dans les sous-bois. Au creux des ornières gorgées d'eau, le ballet entêté des insectes a déjà repris. Le chêne sous lequel Murielle s'était réfugié pour regarder tomber la pluie, se met à bruisser, pépier, de nouveau. Il s'ébroue, libérant au passage un essaim de passereaux blottis dans ses branches. Tandis que le ciel s'éclaircit peu à peu, une brise légère agite le rideau de haies de l'autre côté du chemin. Clic! Le bruit métallique d'une jonction. 












Dans la sphère qui accueille « La mémoire de la pluie », une nouvelle transition s'est amorcée. Murielle connaît le programme par cœur, elle a aidé à sa conception. Il y a peu de pilotes aussi expérimentés et aussi audacieux qu'elle. D'ailleurs, sa « Carte du Temps » est encore utilisée dans toutes les académies de pilotes. Mais si les voyages dans le temps sont désormais possibles sous certaines conditions, ils ne sont pas sans risques. C'est un travail d'équipe qui requiert un pilotage parfait pour ne pas risquer de s'échouer dans un méandre du temps. Murielle travaille avec Nicolas, maintenant. Elle pilote, cartographie, identifie l'époque et le lieu, repère les meilleures trajectoires de déplacements dans le temps et l'espace, tandis que Nicolas « voit» . 






Leur association est complexe et fragile, car si tous les deux utilisent des images du temps pour naviguer et percevoir, Murielle prend appui sur des calculs et des instruments éprouvés de navigation. Nicolas ne peut pas s'offrir ce luxe. Une fois entré en transe, les images qui sont assez fortes pour réussir à traverser le temps, lui parviennent sans chronologie aucune et souvent par flots. Même chose pour les sensations et les émotions perçues. Nicolas doit se concentrer sur ces bulles mentales et ne pas se laisser submerger, chasser le ressac en lui-même. Mais surtout ne pas les confondre avec les siennes. Les accueillir telles qu'elles se présentent.




« Des grenouilles aux mares qui chanteront la nuit, 
Et des pruniers sauvages palpitant de blancheur » 






Nuit d'été. Fenêtre ouverte sur le jardin assoupi. La maison, si paisible. Ciel sombre piqué d'étoiles. L'odeur camphrée des cyprès embaume les alentours. Il fait encore très chaud. Au loin, par-delà les dunes, le léger frou-frou des vagues. C'est le refuge secret de Nicolas. Personne pour y troubler ses pensées ou lire dans les siennes. À «Yume », il peut voir tous les paysages qu'il veut, il peut même les archiver dans son esprit pour les revoir à sa guise. Dans son palais de la mémoire, Nicolas éprouve un bien-être qui partout ailleurs lui est refusé. Justement, il sent bien depuis l'arrivée de Murielle à la « Villa des Lunes », que ce répit touche à sa fin. Sa rencontre avec elle au « Dôme de la Vision » lui a confirmé deux choses. Premièrement, que les sphères ne sont pas hermétiques, comme on l'avait toujours supposé. Quelque chose en plus de l'esprit du receveur agit sur elles. Deuxièmement, les paysages se manifestent dans les deux sens. Ils voient autant qu'ils sont vus.










Ici. 




La voix est revenue tout près de moi. Comment se fait-il que je l'entende aussi clairement, sous le tonnerre qui gronde et la pluie battante ? Les mirages dûs à la chaleur, on connaît, mais les mirages de pluie? « Ame, ame* ! Par l'échancrure du temps, le monde vient à toi. Ce qui fut, ce qui sera et ce qui aurait pu être ». Qui parle? Pour calmer mon agitation, je décide de fixer mon esprit sur une pensée tangible, rassurante. Le voyage en train chaque été avec mes frères, les sourires des voyageurs entassés dans les compartiments. La brise par la fenêtre du train, les clichés sépia de paysages charmants, au-dessus des sièges des passagers. L'arrivée enfin, à Angoulême. L'enfance, encore insouciante. Nous ne sommes séparés de rien. Cincle-plongeurs égarés dans la trame du temps... 





« Les rouges-gorges enflant leur plumage de feu
Siffleront à loisir perchés sur les clôtures »    





Troisième échancrure. 




« Comment ça, les sphères ne sont pas hermétiques? ». Nicolas ne répond pas. La vérité, c'est qu'il ne sait pas vraiment par où commencer. Ils se connaissent si peu. Murielle a besoin de repères tangibles pour avancer et Nicolas ne lui en offre aucun. Lorsqu'ils ont travaillé ensemble sur « La mémoire de la pluie », Murielle l'a impressionné avec sa précision de pilote-cartographe. C'est elle qui a su trouver les passerelles vers le passé et guider l'esprit de Nicolas vers les paysages de pluie les plus singuliers. Elle a un sens inné de la navigation à rebours du temps, mais c'est justement ça qui le tracasse. Nicolas a bien compris que pour Murielle, le passé n'agit que dans une seule direction. Y accéder par des outils de navigation très complexes et l'explorer jusque dans ses époques les plus reculées, l'a convaincue de la supériorité de son temps à elle et de l'immuabilité de ce qui a déjà eu lieu. Nicolas songe à Yosa Buson, un poète japonais du 18e siècle:




« La fleur du théier
à la fois blanche et jaune
indécision »





Nicolas finit par répondre à Murielle. « Lors de ta dernière immersion dans le paysage de pluie, as-tu remarqué quelque chose de nouveau? » Murielle hésite à son tour. « Nouveau... Nouveau, comme quoi? ». Comment lui répondre sans lui révéler ce à quoi il pense depuis quelque temps? Lui-même hésite à le penser. « Peut-être qu'on devrait revoir nos calculs? Normalement au montage on vérifie toutes les arborescences, mais avec toi en plus, ce serait encore mieux ». L'image de la fleur de nénuphar, à la fois dans et hors de l'eau, flotte devant les yeux de Nicolas, le submerge lentement. Rien de ce qui existe dans ce monde n'est isolé. Pas de cloison étanche entre l'ici et l'ailleurs, l'avant et l'après. 










« Et des cercles d'hirondelles stridulant dans le ciel » 





Mais quel est ce ciel? Nicolas ne sait plus. Galaxies, planètes, nébuleuses, astéroïdes, semis d'étoiles sur la moire des cieux. Ce ne sont que gouttelettes dans l'océan de tout ce qui vit. Et lui le voyant, il les perçoit toutes. Son esprit est capable de sentir leur présence à travers cet immense champ d'énergie cosmique. Bien guidé, il peut même accéder à chaque ramification de cette arborescence, en recueillir l'impression colorée, sa structure, comme dans un extraordinaire kaléidoscope. Nicolas sous le ciel sombre, oppressant de l'orage. Lueurs blêmes dans les nuées.










Tuesday 17 June 2014

Hello everyone! 



To those of you who like my art writing blog, I apologise for this long silence, due to new art writing research and work. I am back now and will be posting new art visions, as I like to call them. 


Bonjour à tous ! 


À tous ceux qui apprécient mon blog consacré à l'écriture d'art, je suis désolée pour ce long silence, dû à un long travail de recherche artistique et d'écriture. Mais me voilà de retour pour de nouvelles visions artistiques, comme j'aime les nommer. 

Friday 19 April 2013

Alfred Sisley ou l'enchantement simple





Port-Marly, première semaine d’avril 1876. Début d’après-midi. Ciel nuageux et bas. Vent frais, humide, avec bourrasques passagères. Alfred Sisley, récemment installé avec sa famille à Port-Marly, est dehors depuis les premières heures de cette journée plutôt froide. Il a emporté ses tubes de couleur, ses pinceaux, un carnet de croquis, quelques crayons et bien sûr sa palette qu’il a pris soin d’envelopper d’une pièce de coton épais, afin de la protéger de l’humidité. Rue de Paris, près de l’auberge encore ouverte, il a loué une barque pour la journée, ne sachant pas exactement combien de temps ça lui prendrait pour peindre ce qu’il veut peindre.  Les villageois l’ont tout de même regardé avec étonnement, lorsqu’ils l’ont vu remonter vers chez Lefranc, le marchand de vins local, dont la bâtisse est pour le moment tout-à-fait cernée par la crue de la Seine. Il a fait amarrer sa barque à un pylône tout proche et a commencé à sortir son matériel de peinture. Maintenant, il s’agit de ne rien perdre de son temps d’observation qu’il sait compté. D’habitude, il peint seul sur le motif des heures, parfois des journées entières. Mais aujourd’hui, c’est différent. La crue de la Seine est un événement à ne pas manquer et les curieux, en barque ou groupés sur le ponton le long de chez Lefranc, ne manquent pas. Pourtant, il faut peindre avec minutie ce qui passe si vite. Capter cet instant suspendu. Saisir la vie.

 



D’abord le ciel. Celui-ci est gros de pluie, instable, pommelé et dans les tons gris bleutés. Ciel mouillé et aujourd’hui si bas qu’il touche presque l’eau de la Seine. Quelques corneilles aperçues un instant plus tôt, tournoyant au-dessus de l’eau, puis disparaissant d’un coup d’ailes derrière le rideau de nuages. Tout bouge. Quelle couleur, cette eau aux reflets si changeants ? Sisley hésite. C’est qu’il peint à hauteur d’homme et non depuis quelque improbable point de vue, perché sur une colline ou depuis un bâtiment. Il sait bien que dans certaines conditions de luminosité, l’eau peut devenir un «autre ciel», dans lequel les variations atmosphériques s’y déclinent comme elles le feraient dans le ciel d’en-haut. L’air absent, il contemple ce paysage aquatique et lumineux, saisit l’impression qui s’empare de son être devant ce spectacle éternellement changeant.






Son regard extrêmement sensible s’abandonne à la vérité du réel, aux infimes modulations de la lumière, à l’ombre dorée qui danse autour des vieilles pierres du bâtiment. Peu à peu, son esprit pénètre à l’intérieur de cette architecture invisible, y esquisse les lignes de force, en dégage par plans successifs sa structure interne, jusqu’à ce qu’enfin ses yeux puissent voir l’espace, s’y mouvoir et en apprécier la profondeur, la densité. Oui, c’est bien cela qu’il cherche dans chacun de ses paysages peints : dégager l’architecture spatiale de la nature, la révéler au regard, non pas par un dessin et une touche classiques comme on le lui a appris dans l’atelier de Charles Gleyre, mais par un sens de la couleur et des harmonies tonales, une approche légère et aérienne de la lumière.

 


 

Bien calé dans sa barque, le peintre se laisse doucement bercer par les remous de l’eau. Pourtant, il ne rêve pas. D’ailleurs, l’air vif aurait tôt fait de le ramener à la réalité. Bien sûr, il aime passionnément l’eau, celle des rives de la Seine parcourues inlassablement ou encore celles du Loing qu’il a découvertes il y a peu et qu’il se promet de revoir. N’est-il pas Anglais après tout ? Un insulaire donc. Oui, il est à lui seul une île au milieu d’un territoire qu’il connaît sur le bout du pinceau, mais dont la diversité le surprend toujours. Il a bien ri plus tôt, quand son guide lui a dit sans manières «Ah ben vous, les Anglais !». C’est vrai que lui demander de ramer doucement autour du pylône où la barque qu’il a louée est amarrée, peut surprendre. Il a essayé - avec son français encore étrangement chantant après plus de trente ans passés en France – d’expliquer à son guide ce qu’il voulait ainsi obtenir. En pure perte et c’est très bien ainsi. Car Sisley préfère le silence lorsqu’il peint. Les mots, il les réserve pour Marie, son épouse bien-aimée et pour ses enfants, Pierre et Jeanne. Avant, il les distribuait à la ronde, du temps où avec Monet, Renoir et Bazille, il se rendait chez le père Paillard à l’auberge du Cheval Blanc, à Chailly-en-Bière.






Avec eux, il vivait l’aventure passionnante de la lumière, il s’emballait pour la texture d’un nuage, le clapotis des vagues ou le tremblement des peupliers au bord de l’eau. Tout était là, à portée de l’œil et de la main. Parfois, il se demande si ses amis n’ont pas un peu trop vite abandonné le geste au profit du seul regard. Son instinct lui dit que l’un ne va pas sans l’autre, même si la «nouvelle manière » se nourrit de la sensation produite par l’instant, l’ineffable. Bref, tout ce qui est vu fugacement et qui se passe entièrement d’une histoire ou d’un prétexte. Une optique avant tout. Mais, la peinture est-elle seulement une impression venue se poser sur la rétine ?  Y a-t-il autre chose de plus profond ? Quelque chose à découvrir derrière la surface hypersensible de l’œil ?  








"L'Inondation à Port-Marly", Alfred Sisley, 1876, huile sur toile 50,5 x 61 cm,
Musée d'Orsay, Paris






« L’Inondation à Port-Marly » (1876), toile présentée à la Deuxième exposition des impressionnistes de 1876, fait partie du cycle fluvial des Inondations, que le peintre réalisa entre 1874 et 1877, durant son séjour dans la commune de Port-Marly,  jusqu’en 1878. Alfred Sisley, citoyen britannique né en 1839 à Paris et décédé en 1899 à Moret-sur-Loing, est le moins connu des peintres impressionnistes. Ami de la première heure de Monet, Renoir et Bazille, il décide après un bref passage dans l’atelier de Charles Gleyre - le successeur de Paul Delaroche - d’aller peindre directement sur le motif en forêt de Fontainebleau et à Barbizon. A l’exception de quelques natures mortes, de deux scènes d’intérieur et d’un double portrait, Alfred Sisley se consacra essentiellement aux paysages, notamment ceux d’Ile de France, avec une prédilection pour les thèmes du ciel, de l’eau et des chemins de halage ou forestiers.






Dans «L’Inondation à Port-Marly », on retrouve la passion du peintre pour les paysages fluviaux et les grands ciels mouvants. La toile réalisée pendant une période professionnellement difficile de la vie du peintre, nous montre la crue de la Seine en mars 1876. Malgré le sujet plutôt sinistre, Sisley n’insiste pas sur les aspects catastrophiques de l’événement. L’eau qui monte inexorablement et menace de transformer ce paisible village des bords de Seine en une Venise improvisée, ne l’empêche nullement de percevoir les accords de tons ocres et roses de la maison Lefranc, avec ceux mordorés des alignements d’arbres à droite et au centre de la composition.  Le ciel qui domine la composition est contrebalancé par l’étendue d’eau aux reflets changeants. C’est la lumière de l’eau et du ciel qui unifie le paysage et l’harmonise visuellement, tandis que le tremblé de la touche capte tout en douceur, la vibration de l’atmosphère en une sorte de frémissement tactile.

 

 

Cela fait maintenant deux bonnes heures que Sisley, campé dans sa barque-atelier de fortune, flotte comme un bouchon autour de l’axe incertain du ponton d’amarrage. Il a déjà réalisé plusieurs croquis du ciel et de l’eau, puis des arbres à demi-immergés. Il regarde de nouveau le ciel qu’il a divisé en plans successifs et l’espace du paysage qu’il a délicatement «creusé», à l’aide de subtiles harmonies tonales. Et l’eau ? Il pense à Venise qu’il n’a jamais vue, mais dont son œil de peintre connaît instinctivement les nuances de tons. Il se souvient aussi de la Tamise qu’il a peinte à plusieurs reprises. Vert ? Oui, c’est cela. Du vert Véronèse, pour restituer cette lumière aquatique, sa texture presque végétale. A mesure que sa main dessine sur les pages vierges de son carnet, son esprit ne peut s’empêcher d’explorer l’espace qu’il a devant ses yeux. Passé le stade de l’émotion visuelle que lui procure chaque fois la découverte d’un nouveau paysage, son œil exercé établit les connexions invisibles entre l’organique et le visuel, le sensible et le pensé. Il voit comme il peint, c’est-à-dire avec tous ses sens. Il faut dire qu’il a fréquenté la bonne école !






Comment oublier l’enchantement simple éprouvé en découvrant pour la première fois – du temps de sa jeunesse - les paysages de Turner, Constable et Bonington ? Londres, où il effectua un retour aux sources tout naturel, à travers chaque peinture de paysage inlassablement contemplée dans les musées de la ville. Mais ce ne sont pas seulement ses compatriotes qui l’émeuvent et l’inspirent. Il sait aussi tout ce qu’il doit aux grands peintres français du sensible : à Corot, à Daubigny, à Rousseau et à Courbet. Cela fait longtemps qu’il a compris que si c’est l’émotion qui anime le tableau, c’est l’atmosphère qui y circule librement qui en prolonge la vie. Un autre ciel maintenant. Celui-là se gonfle par endroits, comme des  voiles aux clartés mauves portées par les remous de l’air.






Par endroits, de petites touches de bleu ardoisé viennent se prendre dans les filets des nuages mouvants. Ceux-ci, légèrement pommelés, s’éclairent ici et là de gouttes de lumière aux reflets de vieil or. Peu à peu, espace et lumière se rejoignent et fusionnent à l’horizon, dans cette vision aquatique et lumineuse qui n’est plus seulement la sienne, mais aussi celle de Ruisdael, de Constable et de Corot. Et en cette journée d’un gris très doux et teintée de mélancolie, le peintre réalise que ce qu’il peint depuis si longtemps, ce n’est pas l’impression que lui laisse chaque paysage vu, mais la métamorphose des formes saisies dans leur environnement naturel. L’instant dans la durée.

 




Forêt de Louveciennes près de Bougival, bords de la Drionne, troisième semaine de juin de l’année 1878. Milieu de l’après-midi. Temps doux et ensoleillé. Ciel clair et délicatement zébré de nuages. Très légère brise soufflant par intermittence, un air encore un peu chaud. La forêt est un monde clos où la vie secrète des ombres et de la lumière, des tremblements dans les feuillages et des humeurs du ciel, se déroule à l’abri des regards. Il faut être attentif si l’on veut saisir la mobilité mystérieuse de la nature, entendre la voix des arbres, si ténue parfois qu’elle confine au silence. Un ciel, un ruisseau et ses berges où sont plantés de grands peupliers majestueux. Tandis que sa main tente de retenir sur la toile ce que son œil a vu - la nature dans sa simplicité, dans sa vérité même - Alfred Sisley fredonne quelques notes du «Scherzo» du Septuor de Beethoven. Il sourit, car il est heureux. Oui, heureux malgré tous les revers de fortune qu’il a connus.






Heureux, même si ses tableaux ne se vendent pas ou si mal. Son cœur meurtri chante cette phrase si gaie et qui fait écho au bonheur qu’il a toujours éprouvé de peindre, contre vents et marées.  Encore un paysage ? Eh oui ! Est-ce sa faute si ses pas le ramènent toujours aux mêmes endroits ? Oh, il sait bien qu’il pourrait essayer de sortir de son coin chéri d’Ile de France, d’aller planter son chevalet au beau milieu d’une gare pleine de bruits et de fumées, comme son grand ami Monet l’a fait avec succès un an plus tôt. Mais il ne peut pas. Il n’est pas ainsi fait. Et ce n’est pas faute de procéder à de nouvelles expérimentations picturales, comme il l’a fait l’année passée lors de la Troisième exposition des peintres impressionnistes. Nouvelle manière et nouvel accrochage, qu’il a confié cette fois à Paul Durand-Ruel, le collectionneur et marchand de tableaux parisiens. Un envoi de dix-sept paysages, tous inédits et tous peints directement sur le motif. Mais à part une ou deux critiques favorables, le public n’est pas venu et il n’a rien vendu. Tant pis. Il faut peindre, c’est tout. Tout passe si vite. Le temps…

 


Frémissements. Après une matinée passée à marcher dans les bois à la recherche du coin préféré pour peindre, Alfred Sisley a finalement planté son chevalet sur les bords du ruisseau de la Drionne, qu’il avait découvert par hasard quelques jours auparavant. Il était parti sans son matériel de peinture en compagnie de son fils Pierre, faire le tour des localités proches de Sèvres où il demeurait alors. Le manque d’argent encore plus criant que d’habitude, l’obligeait à chercher un nouveau logement pour sa famille, moins cher et sans doute plus petit. Le cœur morose, la marche silencieuse sur les mauvaises routes qui n’en finissent plus. Soleil de midi, lourd comme du plomb. De chaque côté de la route, des champs à perte de vue. Soudain, quelques alouettes  - pointes de blanc de zinc, bistre sur blet – leur vol sinueux et bas, comme la trace d’un pinceau invisible. Ciel haut sans nuages, presque noyé dans la chaleur.






Touches de bleu de Brême, blanc de zinc, vert absinthe et ocre doré. Lumière étale. Pourtant, le paysage «remue» devant les yeux du peintre. Son regard est happé dans cette tapisserie chromatique qui flotte dans l’espace, tout autour de lui. Il se souvient de Corot, un grand amoureux de la nature, comme lui. «Soumettons-nous à l’impression première», disait-il. Oui, mais il faut dépasser même cela. L’œil ne voit que jusqu’à un certain point. Après, c’est la main qui prend le relais. Le geste qui s’élance dans l’espace pour en dégager, croquis après croquis, la structure des formes. Sisley croit en cela. L’univers sensible, pour insaisissable et subtil qu’il soit, repose sur une géométrie invisible mais néanmoins réelle. Et ce qui transforme tout, c’est la lumière. Comme celle aperçue là-bas, à la lisière du bois.

 





 
"Le repos au bord du ruisseau, lisière de bois", Alfred Sisley, 1878, huile sur toile 73,5 x
80,5 cm, Musée d'Orsay, Paris





Dans «Le repos au bord de l’eau, lisière de bois», peint en 1878, Sisley retrouve un de ses motifs préférés. Comme Corot, le peintre aime passionnément les arbres qu’il a peints au fil des saisons ou de l’eau et sous des lumières variées. Dans cette toile où se trouvent réunis le ciel, l’eau et les arbres, Sisley nous dévoile avec toute sa délicatesse habituelle, un coin de ce pays d’Ile de France qu’il aime tant. Fidèle à sa méthode de travail, la composition repose sur un dessin et une organisation spatiale rigoureux. C’est d’ailleurs le dessin qui permet au peintre de jauger et d’agencer entre elles les différentes densités des éléments : le ciel, l’eau, la terre et la végétation. Mais pour Sisley dont l’art puise à deux sources distinctes ; celle des aquarellistes anglais, avec Constable, Turner et Bonington et celle des paysagistes français, avec Daubigny, Corot, Rousseau et Courbet ; la peinture de paysage est une poésie consciente de l’impression laissée par la nature.






En regardant de plus près «Le repos au bord de l’eau, lisière de bois», on constate que la sensibilité vagabonde du peintre est à tout moment tempérée par une maîtrise de la représentation de l’espace. De plus, Sisley n’hésite pas à employer des factures différentes dans un même tableau, en fonction de ce qui est représenté. En fait, toute l’approche de Sisley est fondée sur cet équilibre délicat entre le sentiment de la nature et la vérité de ce qu’il voit. L’humilité du regard et de la main aboutissent tout naturellement, à créer dans ce tableau un instantané du monde sensible fidèle à la vie secrète des formes, vues de l’intérieur et non purement «chromatiques».

 


Tout est lié. Par où a-t-il commencé ce tableau ? Par le ciel, comme à l’accoutumée ? Sisley ne sait plus. Il ne veut plus distinguer les choses avec trop d’acuité, de peur de les dénaturer. Il regarde. Il voit. De mieux en mieux. Du moins, l’espère-t-il. Il écoute aussi. Car il a compris maintenant, que peindre c’est relier les choses entre elles. Dans ses paysages, ce qu’il recherche désormais, c’est la circulation naturelle des éléments de la nature. Oui, voilà ce qui le préoccupe à présent. L’air est si bon ici ! Le bord du ruisseau est frais et la cime touffue des arbres le protège des ardeurs du soleil. Il pense à Marie, sa femme. Il la voit, humble et sereine, lisant dans leur jardin. Il la voit aussi lisant, assise au bord du ruisseau, qui prend vie sous son pinceau.





Elle est entrée dans sa lecture comme elle l’a fait dans ce sous-bois, sans bruit. Silencieuse et attentive à ne rien perturber dans cette harmonie secrète du vivant. Et les arbres ? Sisley a pour eux une tendresse infinie. Touffus ou dénudés, penchés au bord de l’eau ou plantés le long des chemins de campagne, il connaît sur le bout du cœur leur texture, leurs harmonies tonales et même jusqu’à leur densité. Finalement, il leur ressemble de plus en plus. Solitaire, silencieux et opiniâtre. Ceux de ce sous-bois scandent l’espace avec une grâce tranquille qui l’émeut profondément. La masse de leur feuillage vert profond est tamisée par la lumière qui ne pénètre qu’obliquement, dans cette partie-ci de la forêt. C’est elle qui donne, à ce camaïeu de verts, des reflets gris-argent.





Le peintre regarde l’eau de la Drionne qui s’écoule doucement dans le sous-bois. Son pinceau en suit le cours, l’accompagne tranquillement, comme il le fait de toute chose. A quoi pense-t-il ? La trouée du ciel, là-haut dans les feuillages ? Quelle couleur et quelle texture ? Son esprit rêve, tandis que sa main peint. Il est à la fois, dans et hors de l’espace pictural. Il est immergé dans le réel, dans cette matière éternellement changeante et qu’il ne cherche pas à transfigurer, mais à habiter. Qu’il peigne une inondation à Port-Marly ou un ruisseau dans un sous-bois, tout son art est au service d’une seule quête : la vérité des formes. Oh, il sait bien que la permanence du monde est irréalisable, mais peut-être qu’en se concentrant sur le rapport des choses avec leur environnement, il pourra saisir ce qu’il y a d’immuable en elles ? Mi- rêveur, mi- topographe, le peintre œuvre à la charnière fragile de l’instant et de la durée. Au cœur du monde sensible. Le temps pour Alfred Sisley, est une suite opiniâtre et douce de paysages.
 
 

 
© Ariane Kveld Jaks 2013.04.19.

Wednesday 26 September 2012

The City Behind the Fan - Records of Splendour



"Viewing Sunset from a Palace Terrace”, Southern Song period, ca 1200-1225, attributed to Ma Yuan (馬遠, ca 1160-1225). Album leaf, ink, colour and gold on silk, 25, 2 x 24, 5 cm, Museum of Fine Arts, Boston




Here comes the world. Its unimaginable vastness of space and time. A world, waiting to be seen. Waiting to be explored. Hangzhou, Southern China, beginning of the 13th Century, late autumn, late afternoon. As usual at this time of the day, people were gathering on the crowdy streets, the tea houses, the public baths or joining friends, lovers or family for a boating party on the West Lake. The air was still deliciously warm and filled with the fragrance of yellow cassia flowers blossom all over the city. It had been a beautiful and sunny day. Yet another perfect day on the other side of the border. Behind it. Hangzhou. How could one ever get enough of its beauty? “In Heaven there is paradise and on earth there is Hangzhou”, says the proverb. How could one not wish to see it through a painter's eyes? To see what he sees. How he sees it. 




After half a day spent at the Imperial Precincts of Fenghuangshan, the court painter-in-attendance, Ma Yuan, could not wait to get outside the Imperial Rear Garden. He wanted, he needed to roam freely around the West Lake and not being followed by the Emperor's escort that shadowed his every step. Although astonishingly beautiful, the Rear Garden offered little occasion to marvel at its beauty. Any privileged visitor there, would constantly be supervised and closely guided throughout the whole garden. The whole visit would get even less pleasant, if the Emperor decided to appear with its closest entourage. No one but the Emperor would then be allowed to talk or look at the rare essences, unless invited to. Up on Fenghuangshan, Emperor Ningzong's protege, the court painter Ma Yuan, stood only but a few steps behind the Imperial Guard, waiting to be invited to join the Emperor for an art conversation. 




Nothing in the world as mysterious and poignant as the Mid-Autumn night, when the moon is at its brightest and most beautiful time of the year. Although Ma Yuan was by nature a rather simple man, he had enjoyed the Imperial patronage of Empress Yang (1162-1233), who had invited him to the Mid-Autumn Festival, at the Cimingdian Palace. On this special occasion, the Empress gave her guests and relatives various gifts, according to their rank and birth. To Ma Yuan, the court painter and the Empress' favourite, it was given a very special gift: a silk fan with a xiaojing* painted on one side and accompanied with imperial poetic inscriptions on the other side. It was a priceless gift. An exquisite artwork, masterfully executed by an unknown fellow painter, some time ago. “Clouds gathering, raindrops of ink. Suddenly the wind comes, its breath scatters everything”. Ma Yuan gazed at the small landscape painting. It was as if the painter was looking at his own work. Same eyes, different hand. Different time, same space. The only difference was on the focus of the theme. Instead of the popular whiling away the summer scene, the anonymous painter chose to depict an autumn full moon watching scene, on a lake. But, it was not only Ma Yuan's unique style that was so much appreciated and that set him apart. There was something else. Something deeper and much more powerful, perhaps even visionary? 




Ma Yuan (馬遠, ca 1160-1225) was born into the painting business. He came from a family of painters who served the Chinese Emperors for five generations. He was born in Hangzhou and became over the years, the most famous landscape painter of his time, as a distinguished member of the painting division, at the Imperial Hanlin Academy. Due to his versatile talent, Ma Yuan served as a court painter under both Emperors Guangzong (宋光宗, reign 1189-1194 ) and Ningzong (寧宗, reign 1194-1224 ) and developped over the years a unique style, in which formal representation is compressed and nature suggested by sharp and angular forms. Ma Yuan also created a landmark called, the “one-corner” composition device, which leaves part of the pictorial space empty, bathed into the mist, hence giving the viewer the possibility to unfold his own imagination, to wander into the unknown. The world as seen through the eyes of Ma Yuan, especially in his landscape paintings, is a world of formal beauty, of mystery and poetic aura. It is also a world closer to the viewer's mind, more intense and more intimate. One that creates a bewildering feeling of immensity and of emotional withdrawal. An intricate and multidimensional world, well in resonance with the spirit of the Southern Song Dynasty. 




Nothing springs from nothing. The world Ma Yuan lived in and the world he painted, were both inextricably entwined. After the loss of Northern China to the Jurchen invaders in 1127, the newly proclamed Southern Song Dynasty crossed the border to the South and finally settled in Hangzhou in 1138. The new era that followed (1127-1279) is known as the Golden Age of Chinese dynastic history. Everything flourished, especially in the artistic sphere. Painting, calligraphy, literature and poetry reached new heights and created a unique cultural environment, to which the painter Ma Yuan was constantly exposed. Hangzhou. Ma Yuan could have painted it with his eyes closed. The greeny hills around the West Lake, the numerous temples and magnificent villas on Su Dike, the Lotus Pond at the Qu Winery, the Willow Waves on Liulang Bridge, in the Jujing Garden, the Leifeng Pagoda... Ma Yuan thought about the Fenghuangshan area , in the Forbidden City. Although he was not an architect, the Emperor asked him to do some drawings of the Imperial precincts, especially the storied terraces, the elegant pavilions and the engraved balustrades. It was an unsual request from the Emperor's part. Of course, Ma Yuan had impeccable skills in Jiehua, the ruled-line painting. Perhaps an autumn fan painting of the city, for the Emperor himself? Whatever it might be, Ma Yuan knew this would have to be able to withstand time. But most of all, it would have to be worthy of the imperial gaze. Time and space and the vision beyond. A glimpse at the city behind the fan. 










In “Viewing Sunset from a Palace Terrace”, an album leaf painting (Ce-Ye, 冊頁) attributed to Ma Yuan, everything that made Ma Yuan's art so recognizable and unique - a certain bluntness, the forceful brushtrokes, the dramatic vision of nature, the intimate and often romantic atmosphere, the asymetric composition, the swift cursive-like style, skillfully balanced with a misty background – is here, a beguiling view of a bygone age. Perhaps just a dream? Undoubtedly, a complex, engaging and idealized image of a deeply anchored desire. A story of sorrow, of praise, of seclusion and nostalgy, but most of all, a story of gaze. 




In some ways, the main political characteristic of the Southern Song Dynasty – a shrunken empire – also influenced painting format that was scaled down to the point of miniature format. Like the hand-held painted fan, perfectly adapted to convey feelings of intimacy, lyrical imagination and introspection. Ultimately, it all came down to looking. Looking. Since Ma Yuan started to paint landscapes, he knew how deceiving the eyes could be. He used his with extreme caution, making sure they would never get in the way of the only sight that really mattered: the inner sight. Whatever the viewpoint, nature could not be experienced with the eyes only. Landscape painting is a breathing material, with its own rhythm and its own energy. The space it conjures up is limitless, timeless. Absorption. Immmersion. Emptiness and fullness. Presence and absence. All equally tangible, all simmering underneath the weft of the painting, of the sensible world, all echoing one another, entwined, inseparable. Inseparable? 




When looking at “Viewing Sunset from a Palace Terrace”, one cannot but notice the poignant feeling of nostalgy. Something – we can only guess what – is missing, lost. Something that appears to be out of reach, is intensely desired and gazed at. We know that during the Southern Song Dynasty, art, especially painting, was used as a political means for communication. Fan paintings, album leaves and handscrolls, all helped to strengthen and to spread the imperial voice and to display its extreme refinement. In Hangzhou, the cultural landscape had to reflect the physical landscape. Not only its splendour, which was famous and well praised, according to the numerous travelogues and memoirs that have survived - in particular the “Records of Splendour" by the Old Man of the West (Xihu Laoren Fanshenglu - 西湖老人繁勝錄)– but also its evocative power. With that in mind, is “Viewing Sunset from a Palace Terrace”, strictly a landscape painting? Or, rather a crossing of one's vision and one's skills? It is an inspired combination of ruled-line painting with landscape painting. A painting that is as much about looking at, as it is about looking with.




From the heights of a terraced pavilion, a tiny figure, most likely the Emperor Ningzong himself, gazes into the distance at the hillcrest lines slowly vanishing in front of him. Gold-tinted clouds and touches of red of a day's end. Soon, the tall spiky moutains, the pine trees on their top and everything beyond them will disappear into the mist. Shuilian. The curtain has fallen. Reality gone. The world and everything in it, now enclosed and seen solely through the might of the imperial gaze. A surveying gaze, one that provides an all-encompassing – yet vicarious – experience of the outside world. A reunited world. The whole China, from North to South. This is why Emperor Ningzong comes every evening to the terraced pavilion. Now that Ma Yuan was granted the rare privilege to accompany the emperor during his evening ritual of sunset viewing, he finally understood what was expected of him. Roofed corridors, winding arcades, maze of private gardens, welcoming gazebos with their magnificent engraved balustrades, lotus ponds, halls and gates and fragrant flowerbeds in multiple layers. Beauty, beauty everywhere! But outside on the terrace, another order of things, another world awaits the mighty ruler of Southern China. Standing respectfully behind the emperor while he was contemplating the natural world, the painter Ma Yuan had already started to paint in his mind, the palatial vista. First things first: close the eyes. Now, see... 




Slightly tilted storied terraces on the left-hand side of the painting, furnished with a long table, stools and flowerpots. Behind the emperor, a painted screen framed with red lacquer, ordered under a canopy. Below the highest terrace, on and down the stairs, three female attendants. Delicately carved balustrades, lattice, jewel-like architecture. While the roofing on the left-hand side appears to be stable, the one to the smallest pavilion surrounded by lush foliage on the right-hand side, is clearly slanted. Its ridge forming an arrow, up to the mountain crest. Jagged hills and majestic mountains, resembling bamboo stalks. Despite the remote perspective that makes everything look small, it is still possible to capture the nostalgic atmosphere of the scene. Perhaps, it is due to the juxtaposition of seemingly confined architectural forms and infinite natural ones? The floating space between these two realms – ontological presence of the void – creates a mysterious transition from the human to the natural world. Architecture and nature. Architecture in nature. In “ Viewing Sunset from a Palace Terrace”, nature itself is somewhat submitted to a certain engineering of its forms. Although majestic, there are no such mountains in Hangzhou. Ma Yuan's painting is much more than a recreation of the physical world he lived in. He responded to Emperor Ningzong's unspoken wish and created not so much of a view, but more of a vision. A vision encapsulated into the imperial gaze, that also contains in form of a watermark, a visual ideal of both autocratic seclusion and boundary crossing. 




Crossing. The more Ma Yuan thought about his painting, the more he realized that it was precisely that state of mind he would need to fully embody the Emperor's vision. From the heights of the palace terrace, however broad and far away the view he imagined, what really mattered could only be found, well beyond the boundaries of the pictorial space. Crossing. Ever since the Song imperial family fled Kaifeng and crossed the border to the South, time and space were disrupted. Space. The grand manner of the Northern Song painters, no longer was possible. Nature shrunk. At least, its representation. Painters had to scale down their landscapes, to make it fit into smaller formats. Landscape painting became a folded universe, as in Du Fu's (712-770) poem “A Playful Song About Wang Zai's Landscape Painting”: “His skill in portraying distance is unmatched by even the ancients. In a small space there are discourses on ten thousand miles.” Time. The disruption of the empire created a fault into the fabric of time. The Southern Song emperors had to mend it, by restoring its rituals, its order of things and its balance, between heaven and earth. Yet, only the gaze of the emperor would be able to cross the invisible bridge between time and space and make the world one anew. Ma Yuan was happy. He felt so honoured to have been chosen by the emperor, to design his reunification dream. He had been so privileged to come to the palatial terrace every evening, to look at the world as the emperor saw it. To look at the world with the emperor. 




The world. At the time Ma Yuan painted his “ Viewing Sunset from a Palace Terrace”, both its physical and pictorial forms had been deeply altered. The majestic landscapes of the Northern Song painters endured for a while, on the other side of the border. Yet, on Ma Yuan's side, they have been compressed until they finally reached the point of miniaturization. This kind of art became extremely popular – namely, through the album leaves and fan paintings - especially among the aristocracy and received the imperial patronage as well. Though, half of China was missing, due to the defeat to the Jurchen in 1127, the memory of its splendour remained intact. It lingered in the mind and into the eyes of the painters. The landscape painting the Southern Song painters created, slowly developped into a lyrical, mysterious and intimate - almost private - artform, endowed with a sense of invisible dimensions and mystical, layered depths. 




Depth. Under the silky sky, far away, above and beyond the mountains, in the air, into the space receding to infinity; the veiling and unveiling of this kosmopoïa – this enclosed world – in the gaze of the emperor, the look of the painter. Immersion, absorption, slowly, deeply, deeper into the landscape. Into the breath that brought it to life. Appearance and disappearance of its forms, endless journey to the upstream of the painting, its hidden source. Presence. Of the painter, who revealed the image behind the emperor's dream. Of the emperor, whose ubiquitous gaze opens and expands the pictorial space, merges together time and space, seamlessly, as one would in a grain of sand. Unity. Achieved through a subtle alternation between emptiness and fullness, closure and openness, presence and absence, time and space. Ma Yuan stared at his “ Viewing Sunset from a Palace Terracefor a very long time. He wondered if he had succeeded in his endeavour. Soon, the emperor would come to the Chuigong Hall and would lay his eyes on Ma Yuan's painting. Would he be satisfied? 




Ma Yuan's painting was so much more than one of his usual landscape paintings. It was a dream, a vision, almost an act of faith. Faith into the transforming, the shaping power of the imperial gaze. Faith into a world of beauty, the enduring bound to its manifestation, whatever its form, its duration or its intensity. Ma Yuan's “ Viewing Sunset from a Palace Terrace”, provided with a new way to praise the world, to endow it with a true measure of eternity. Beauty and gaze. Beauty seen and enclosed within the gaze, unfolded through it. Like a fan. Like in the “Records of Splendour” by the Old Man of the West, narrating how a Northern emissary from the Jurchen court, came to Hangzhou at the time of emperor Ningzong's reign and described the splendour of the city. “[...] All enthusiastically praised the vista, by saying that inside the city and along the lake were the scenes of a thousand fan paintings”. Here comes the world.



© Ariane Kveld Jaks
* Small scenes of rivers and lakes




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«La cité derrière l'éventail - Archives de la Merveille»:




Voici le monde. Son inimaginable immensité, de temps et d'espace. Un monde en attente d'être vu. En attente d'être exploré. Hangzhou, sud de la Chine, début du treizième siècle, fin de l'automne, fin de l'après-midi. Comme à l'accoutumée à ce moment-ci de la journée, les gens se rassemblaient dans les rues encombrées, les salons de thé, les bains publics, ou rejoignant ici des amis, là des amants ou encore de la famille, pour un tour de barque sur le Lac de l'Ouest. L'air était toujours délicieusement doux et empli des senteurs de la floraison d'osmanthus, partout dans la ville. Ce fut encore une belle journée ensoleillée. Encore une journée parfaite, de l'autre côté de la frontière. Hangzhou. Comment pourrait-on jamais se lasser de sa beauté? «Dans les cieux il y a le paradis, sur terre il y a Hangzhou», dit le proverbe. Comment ne pas désirer la voir à travers les yeux d'un peintre? Voir ce qu'il voit. Comme il le voit. 




Après une demi-journée passée dans l'enceinte impériale de Fenghuangshan, Ma Yuan, le peintre attaché à la cour, ne pouvait plus attendre de sortir du Jardin de l'Arrière. Il voulait, il avait besoin de vagabonder à sa guise autour du Lac de l'Ouest et non pas d'être suivi par l'escorte de l'empereur, qui hantait chacun de ses pas. Bien que d'une beauté stupéfiante, le Jardin de l'Arrière offrait peu d'occasions de s'émerveiller devant sa beauté. Tout visiteur là-bas étant constamment supervisé et guidé de près à travers tout le jardin. L'entière visite devenant encore moins agréable, si l'empereur décidait d'y faire une apparition avec son proche entourage. Nul autre que lui ne serait alors autorisé à parler ou à même regarder les rares essences, à moins d'y être expressément invité. En haut de Fenghuangshan, le protégé de l'empereur Ningzong, le peintre de cour Ma Yuan, se tenait à quelque pas derrière la garde impériale, attendant d'être invité à rejoindre le souverain pour une conversation artistique. 




Rien dans le monde de plus mystérieux et de plus poignant qu'une nuit de la mi-automne, quand la lune est la plus brillante et à son plus beau moment de l'année. Bien que Ma Yuan fut par nature un homme plutôt simple, il avait bénéficié du patronage impérial de l'impératrice Yang (1162-1233), qui l'avait invité au Festival de la Mi-Automne, au palais de Cimingdian. En cette occasion spéciale, l'impératrice offrait à ses invités et à sa parenté, divers cadeaux en fonction de leur rang et de leur naissance. À Ma Yuan, le peintre attaché à la cour, il fut donné un cadeau vraiment spécial: un éventail de soie avec un xiaojing* peint sur un côté et accompagné d'inscriptions impériales de l'autre côté. C'était un présent inestimable. Une œuvre d'art exquise, réalisée de main de maître par un artiste inconnu, quelque temps auparavant. “Nuages se rassemblant, gouttelettes d'encre. Soudain le vent se lève, disperse tout”. Ma Yuan regarda le petit paysage peint. C'était comme si il regardait son propre travail. Même yeux, main différente. Autre temps, même espace. La seule différence était dans l'emphase mise sur le thème. Au lieu de la scène populaire de passer le temps en été, le peintre anonyme choisit de décrire une scène de contemplation de la pleine lune sur un lac. Mais ce n'était pas seulement le talent de Ma Yuan qui était tant apprécié et le placait à part. Il y avait quelque chose d'autre. Quelque chose de plus profond et de plus puissant, peut-être même de visionnaire?




Ma Yuan (馬遠ca 1160-1225), naquit dans le monde de la peinture. Il venait d'une famille de peintres qui avaient servi les empereurs de Chine depuis cinq générations. Il était né à Hangzhou et devint au fil des années, le peintre de paysage le plus fameux de son époque, en tant que membre distingué de la section de peinture, à l'Académie Impériale de Hanlin. Grâce à son talent polyvalent, Ma Yuan exerça la fonction de peintre de la cour, sous les empereurs Guangzong (宋光宗, règne 1189-1194 ) et Ningzong (寧宗, règne 1194-1224 ) et développa peu à peu un style unique, dans lequel la représentation formelle est compressée et la nature suggérée par des formes tranchantes et anguleuses. Ma Yuan créa aussi sa marque de fabrique, le dispositif “à un coin”, qui laisse une partie de l'espace pictural vide, baigné dans la brume, donnant ainsi au spectateur la possibilité d'y déployer sa propre imagination, d'errer dans l'inconnu. Le monde vu par les yeux de Ma Yuan, en particulier dans ses peintures de paysage, est un monde de beauté formelle, de mystère et d'aura poétique. C'est aussi un monde plus proche de l'esprit du spectateur, plus intense et plus intime. Un monde qui crée un sentiment déconcertant d'immensité et de repli sur soi. Un monde complexe et multidimensionnel, bien en résonance avec l'esprit de la dynastie des Song du Sud. 




Rien ne jaillit de rien. Le monde dans lequel Ma Yuan vivait et celui qu'il a peint, étaient tous les deux imbriqués. Après la perte de la Chine du nord en 1127 devant les envahisseurs Jurchen, la dynastie nouvellement proclamée des Song du Sud, passa la frontière et s'installa finalement à Hangzhou en 1138. L'ère nouvelle qui s'ensuivit (1127-1279) est connue comme l'Âge d'Or de l'histoire dynastique de la Chine. Tout fleurit, particulièrement dans la sphère artistique. La peinture, la calligraphie, la littérature et la poésie atteignirent de nouveaux sommets et créèrent un environment culturel unique, auquel le peintre Ma Yuan fut constamment exposé. Hangzhou. Ma Yuan aurait pu la peindre les yeux fermés. Les collines verdoyantes autour du Lac de l'Ouest, les nombreux temples et magnifiques villas sur la digue de Su, l'étang au lotus de la cave à vin de Qu, les Vagues de Saules sur le pont de Liulang, dans le jardin de Jujing, la pagode de Leifeng... Ma Yuan pensa au domaine de Fenghuangshan, dans la Cité Interdite. Bien qu'il ne fut pas un architecte, l'empereur lui avait demandé de réaliser quelques dessins de l'enceinte impériale, tout spécialement les terrasses à étages, les élégants pavillons et les balustrades gravées. C'était une requête inhabituelle de la part de l'empereur. Bien sûr, Ma Yuan avait des compétences irréprochables dans le Jiehua, la peinture d'architecture. Peut-être un éventail d'automne de la cité, pour l'empereur lui-même? Quelle que soit l'œuvre, Ma Yuan savait que celle-ci devrait être capable de traverser le temps. Mais plus encore, elle se devrait d'être digne du regard de l'empereur. Temps et espace et la vision au-delà. Un aperçu de la cité derrière l'éventail. 




Avec «Regardant le coucher de soleil depuis la terrasse du palais», une feuille d'album (Ce-Ye, 冊頁) attribuée à Ma Yuan, tout ce qui rend l'art de Ma Yuan si reconnaissable et si unique – son côté incisif, son coup de pinceau énergique, sa vision spectaculaire de la nature, son atmosphère intime et souvent romantique, sa composition asymétrique, son style cursif rapide, habilement équilibré par un arrière-plan brumeux – est là, une vue enchanteresse d'un temps révolu. Peut-être seulement un rêve? Sans aucun doute, une image complexe, attachante et idéalisée, d'un désir profondément enfoui. Une histoire de chagrin, de louange, de solitude et de nostalgie, mais plus encore, une histoire de regard. 









«Regardant le coucher de soleil depuis la terrasse du palais», période des Song du Sud, ca 1200-1225, Ma Yuan (馬遠, ca 1160-1225), feuille d'album, encre, couleur et or sur soie, 25, 2 x 24, 5 cm, Musée des Beaux-Arts de Boston




D'une certaine façon, la caractéristique politique principale de la dynastie des Song du Sud – un empire diminué – influença également le format de peinture, qui fut réduit à l'échelle de la miniaturisation. Comme l'éventail peint, parfaitement adapté à véhiculer des sentiments d'intimité, d'imagination lyrique et d'introspection. Au bout du compte, tout se résume à voir. Voir. Depuis que Ma Yuan avait commencé à peindre des paysages, il savait à quel point les yeux peuvent être trompeurs. Il usait des siens avec une extrême prudence, s'assurant qu'ils ne nuiraient jamais à la seule vue qui importait, la vue de l'esprit. Quel que soit le point de vue, on ne pouvait faire l'expérience de la nature, uniquement avec les yeux. La peinture de paysage est un matériau vivant, avec son propre rythme et sa propre énergie. L'espace qu'il fait apparaître est intemporel, infini. Absorption. Immersion. Vide et plein. Présence et absence. Tous également tangibles, tous frémissants en dessous de la trame de la peinture, du monde sensible, tous se faisant écho, entrelacés, inséparables. Inséparables?




Lorsque l'on observe «Regardant le coucher de soleil depuis la terrasse du palais», on ne peut s'empêcher de remarquer le sentiment poignant de nostalgie. Quelque chose – on ne peut que deviner quoi – manque, est perdu. Quelque chose qui paraît être hors d'atteinte est intensément désiré, regardé. Nous savons que sous la dynastie des Song, l'art était utilisé comme un moyen politique de communication. Les peintures sur éventail, les feuilles d'albums, les rouleaux horizontaux, tous aidaient à renforcer et à propager la voix impériale et à en montrer le rafinement. À Hangzhou, le paysage culturel se devait de refléter le paysage naturel. Pas seulement sa splendeur, qui était fameuse et très célébrée, selon les nombreux récits de voyage et mémoires qui ont survécu – en particulier les «Archives de la Merveille» du Vieil Homme de l'Ouest (Xihu Laoren Fanshenglu – 西湖老人繁勝錄) – mais aussi son pouvoir d'évocation. En ayant ceci à l'esprit, est-ce que «Regardant le coucher de soleil depuis la terrasse du palais», est seulement une peinture de paysage? Ou plutôt la rencontre entre la vision de l'un et le savoir-faire de l'autre? En tout cas, c'est une combinaison inspirée entre la peinture d'architecture et la peinture de paysage. Une peinture dont le propos est tout autant de regarder vers que de regarder avec. 




Depuis les hauteurs d'un pavillon à terrasse, une petite silhouette, très probablement l'empereur Ningzong en personne, regarde au loin la crête des collines disparaître lentement devant lui. Nuages teintés d'or et touches de rouge d'une fin de journée. Bientôt, les hautes montagnes pointues, les pins à leur sommet et tout ce qui se trouve au-delà, disparaîtront dans la brume. Shuilian. Le rideau est tombé. Partie la réalité. Le monde et tout ce qu'il contient, désormais enclos et vu uniquement à travers la puissance du regard impérial. Un regard d'arpenteur, qui fournit une expérience universelle – même si par procuration – du monde extérieur. Un monde réunifié. Toute la Chine, du nord au sud. C'est pour cette raison que l'empereur Ningzong se rend chaque soir au pavillon à terrasse. À présent que Ma Yuan s'était vu accorder le rare privilège d'accompagner l'empereur durant son rituel d'observation du coucher de soleil, il comprit finalement ce que l'on attendait de lui. Corridors couverts, arcades sinueuses, dédales de jardins privés, belvédères accueillants avec leurs balustrades gravées, étangs à fleurs de lotus, salles et portes et parterres odorants de fleurs en cascades. La beauté, la beauté partout! Mais dehors sur la terrasse, une autre réalité, un autre monde attend le puissant souverain du sud de la Chine. Se tenant respectueusement derrière l'empereur tandis qu'il contemplait le monde naturel, le peintre Ma Yuan avait déjà commencé à peindre dans son esprit, le panorama impérial. Mais d'abord, commencer par le commencement: fermer les yeux. Maintenant, voir...




À gauche de la peinture, terrasses légèrement inclinées, meublées d'une longue table, de tabourets et de pots de fleurs. Derrière l'empereur, un écran peint à cadre laqué rouge, placé sous un dais. Sous la plus haute terrasse, sur et au bas des marches, trois servantes. Balustrades finement ouvragées, architecture fine, en treillis et ciselée comme un bijou. Tandis que la toiture sur le côté gauche, paraît stable, celle du plus petit pavillon entouré d'un feuillage luxuriant sur le côté droit, est nettement penchée. Son faite forme une flèche en direction de la crête des montagnes. Collines dentelées et montagnes majestueuses ressemblant à des pousses de bambou. En dépit de la perspective éloignée qui rend tout petit, il est toujours possible de sentir l'atmosphère nostalgique de la scène. Peut-être est-ce à cause de la juxtaposition de formes architecturales en apparence fermées, avec celles ouvertes sur l'infini de la nature? L'espace flottant entre ces deux mondes – présence ontologique du vide – crée une transition mystérieuse entre le monde des hommes et le monde de la nature. Architecture et nature. Architecture dans la nature. Dans «Regardant le coucher de soleil depuis la terrasse du palais» , la nature elle-même est quelque peu soumise à une certaine ingénierie de ses formes. Quoique majestueuses, il n' y a pas de telles montagnes à Hangzhou. La peinture de Ma Yuan est plus qu'une recréation du monde physique dans lequel il vécut. Il répondit au vœu non formulé de l'empereur Ningzong et créa non pas tant une vue qu'une vision. Une vision encapsulée dans le regard impérial et qui contient aussi sous forme de filigrane, un idéal visuel de solitude autocratique et de franchissement des frontières.




Traversée. Plus Ma Yuan pensait à sa peinture et plus il se rendait compte que c'était précisemment cet état d'esprit dont il aurait besoin pour incarner la vision de l'empereur. Depuis les hauteurs du palais impérial, aussi vaste et lointaine qu'il avait imaginé cette vue, ce qui importait vraiment se situait bien au-delà des limites de l'espace pictural. Traversée. Depuis que la famille impériale des Song avait fui Kaifeng et passé la frontière vers le sud, le temps et l'espace avaient été perturbés. L'espace. La grande manière des peintres des Song du Nord, n'était plus possible. La nature avait rétrécie. Du moins sa représentation. Les peintres durent réduire à l'échelle leurs paysages, pour les faire tenir dans de plus petits formats. La peinture de paysage devint un univers replié, comme dans le poème de Du Fu (712-770), “Une chanson malicieuse à propos d'une peinture de paysage de Wang Zai”. “Son habileté à représenter la distance est inégalée même par les anciens. Dans un petit espace on devrait voir mille li.”** Le temps. La perturbation dans l'empire créa une faille dans le tissu du temps. Les empereurs des Song du Sud durent le réparer. En restaurant ses rituels, son ordre et son équilibre, entre terre et ciel. Cependant, seul le regard de l'empereur serait à même de franchir le pont invisible entre le temps et l'espace et de redonner au monde son unité perdue. Ma Yuan était heureux. Il se sentait honoré d'avoir été choisi par l'empereur pour réaliser son rêve de réunification. Il avait été si privilégié de venir chaque soir sur la terrasse du palais, pour regarder le monde tel que l'empereur le voyait, pour regarder le monde avec l'empereur.




Le monde. À l'époque où Ma Yuan peignit son «Regardant le coucher de soleil depuis la terrasse du palais», autant sa forme physique que picturale avaient profondément changé. Les paysages majestueux des peintres des Song du Nord perdurèrent pendant un temps, de l'autre côté de la frontière. Cependant, du côté de Ma Yuan, ils furent compressés jusqu'à atteindre le point de la miniaturisation. Ce genre d'art devint extrêmement populaire – notamment via les feuilles d'albums et les peintures sur éventail – surtout dans l'aristocratie et reçut également le parrainage impérial. Bien que la moitié de la Chine fut manquante, le souvenir de sa splendeur demeura intact. Il s'attarda dans l'esprit et dans le regard des peintres. La peinture de paysage créée par les peintres des Song du Sud, évolua progressivement vers une forme d'art lyrique, mystérieuse et intime – presque privée – dotée d'une dimension invisible et de celle de mystères enfouis en profondeur. 




Profondeur. Sous le ciel soyeux, dans le lointain, au-dessus et au-delà des montagnes, dans l'air et dans l'espace reculant vers l'infini; le voilage et le dévoilage de cette kosmopoïa – ce monde clos sur lui-même – dans le regard de l'empereur et celui du peintre. Immersion, absorption, lentement, profondément, toujours plus profondément à l'intérieur du paysage. Dans ce souffle qui l'a vu naître. Apparition et disparition de ses formes, voyage sans fin vers l'amont de la peinture, sa source cachée. Présence. Celle du peintre qui révèle l'image derrière le rêve de l'empereur. Celle de l'empereur, dont le regard omniprésent ouvre et déploit l'espace pictural, faisant fusionner temps et espace parfaitement, comme dans un grain de sable. Unité. Obtenue grâce à une alternance subtile entre plein et vide, ouverture et fermeture, présence et absence, temps et espace. Ma Yuan contempla longtemps son «Regardant le coucher de soleil depuis la terrasse du palais». Il se demandait s'il avait réussi ou non dans son entreprise. Bientôt l'empereur se rendrait dans la salle de Chuigong et poserait ses yeux sur la peinture de Ma Yuan. Serait-il alors satisfait? 




Cette peinture de Ma Yuan représentait tellement plus que ses habituels paysages. C'était un rêve, une vision, presque un acte de foi. Foi dans le pouvoir transformateur, métamorphoseur, du regard impérial. Foi dans un monde de beauté, dans le lien indéfectible avec la plus infime de ses manifestations, quelle que soit sa forme, sa durée ou son intensité. Le «Regardant le coucher de soleil depuis la terrasse du palais» était en fait un moyen de célébrer le monde, de le doter d'une mesure d'éternité. Beauté et regard. Beauté vue et contenue dans le regard, dépliée par lui. Comme un éventail. Comme dans les «Archives de la Merveille», du Vieil Homme de l'Ouest, relatant la visite à Hangzhou d'un émissaire de la cour des Jurchen du Nord, sous le règne de l'empereur Ningzong et décrivant sa splendeur: «[...] Tous faisaient l'éloge de la vue, en disant que dans la cité et le long du lac, il y avait là des scènes pour des milliers de peintures sur éventail». Voici le monde.


© Ariane Kveld Jaks

* Scènes de rivières er de lacs
** Le li est une unité de mesure chinoise, correspondant aujourd'hui à 500 mètres