Monday 7 May 2012

Sage comme une image



«Les Pestiférés de Jaffa», 1804, Antoine-Jean Gros, Huile sur toile, 532 x 720 cm, Musée du Louvre, Paris




Chaleur, poussière et encore plus de chaleur! Quelle pestilence dans ce convoi! Et l'eau, où est-elle cette eau qu'on nous a promis depuis deux jours? Comment espère t-on que je soigne tous ces blessés et tous ces malades, sans eau? L'eau, la vraie richesse ici, le vrai pouvoir, pas la gloire des armes! Le docteur René-Nicolas Dufriche Desgenettes, médecin chef de l'Armée d'Orient du général Napoléon Bonaparte, est inquiet. L'armée a levé le camp de Gaza deux jours auparavant et malgré un accueil favorable de la ville, les soldats ne vont guère mieux. Au harcèlement des mamelouks, il faut ajouter le climat brûlant, les bivouacs continuels, l'hygiène difficile à contrôler, la faim et bien sûr, la pénurie d'eau potable. Les cas de conjonctivite aiguë et de dysentrie se multiplient, mais ce n'est même pas ça le pire. 




Le pire, c'est ce nouveau fléau, la «fièvre bubonneuse», comme le disent les médecins. En réalité, il s'agit de la peste, qui s'est déclenchée pendant la marche forçée à travers le désert de Syrie et qui fait des ravages, presque pires que ceux infligés par les troupes ottomannes. La peste. Le docteur Desgenettes a interdit que l'on utilise ce terme devant les hommes, il a assez à faire à pratiquer la médecine avec presque rien, il n'a pas besoin en plus d'une vague de panique dans les rangs. Bientôt, l'armée sera à Jaffa où l'attend de nouveaux combats sans doute, mais aussi l'espoir de trouver de l'eau potable et de lutter contre la peste dans de meilleures conditions. Mais avant cela, il faut atteindre Jaffa et il fait déjà si chaud. Jaffa.




Dans «Les Pestiférés de Jaffa», Antoine-Jean Gros (1771-1835) nous montre un épisode de la campagne d'Egypte (1798-1801), la visite de Napoléon Bonaparte aux malades atteints de la peste, dans l'hôpital improvisé de Jaffa, en Syrie. La scène se passe le 11 mars 1799, c'est à dire quatre jours après la prise de la ville par l'armée napoléonienne. Le général y est montré réconfortant les victimes de l'épidémie au mépris du danger de la contagion, apaisant par sa seule présence, l'inquiétude de ses troupes et celle de la population arabe locale. Le tableau est une commande de Napoléon Bonaparte, devenu entre temps premier Consul, pour commémorer la campagne d'Egypte, présentée par le futur emperereur sinon comme un succès militaire, du moins comme un triomphe culturel. Le tableau sera exposé pour la première fois au Salon de Paris ouvert au Louvre, le 18 septembre 1804, quelques semaines seulement avant le sacre de Napoléon et la proclamation de l'Empire. 










«Les Pestiférés de Jaffa» valurent à Antoine-Jean Gros un grand succès critique et une gloire sans précédent. La toile, originellement commandée au peintre Pierre-Narcisse Guérin, est une commande de dédommagement offerte par Napoléon à Gros, pour compenser le retrait du «Combat de Nazareth» (1801), une bataille gagnée contre les Turcs au mont Thabor, mais au cours de laquelle le général Junot se serait par «trop» illustré. Gros qui occupe le poste d'inspecteur aux revues, a suivi Bonaparte lors de la campagne d'Italie et de la bataille au Pont d'Arcole, le 15 novembre 1796, au moment où Napoléon y aurait planté le drapeau tricolore. Gros qui est aussi un ami personnel de Joséphine de Beauharnais, va devenir en quelques tableaux rapidemment célèbres – Napoléon au Pont d'Arcole, Les Pestiférés de Jaffa, La Bataille d'Aboukir et La Bataille d'Eylau, l'historiographe pictural de l'Empire et par le réalisme épique de ceux-ci, contribuera à édifier la légende napoléonienne. Et sur cette route vers la gloire du premier Consul, il y a Jaffa et ses hautes murailles.




La prise de Jaffa, le 7 mars 1799, est un épisode décisif dans la seconde phase de la Campagne d'Egypte, que le général Bonaparte mènera personellement de 1798 à 1799. Cette campagne appartient au fameux «rêve oriental» de Napoléon, qui se conjugue avec les objectifs militaires et économiques du Directoire. Pour la France, il s'agit de s'emparer de l'Egypte et plus tard de contrôler tout l'Orient, afin de barrer la route terrestre des Indes Orientales à la Grande-Bretagne. Parallèlement à ces objectifs stratégiques, il s'agit également de recenser toutes les richesses de l'Egypte, considérée à l'époque comme le berceau de la civilisation occidentale. L'expédition d'Egypte se double donc d'une expédition scientifique qui regroupe 167 savants, ingénieurs et artistes, chargés entre autre de propager l'esprit des Lumières en Orient. On fonde alors l'Institut d'Egypte, Champollion rédige un dictionnaire et une grammaire des hiéroglyphes grâce à la découverte de la Pierre de Rosette et l'on publie l'ouvrage monumental «La description de l'Egypte», considéré comme l'acte de naissance officielle de l'égyptologie. 




En comparaison, la prise de Jaffa, bien qu'une victoire sur le plan militaire, est un désastre sur les plans humain et moral. Le tableau de Gros est donc une œuvre de propagande, destinée à rétablir cinq ans après les faits la réputation ternie du futur empereur et par là même, à accroître sa popularité. Quel drôle d'oiseau celui-là! Il me fait venir dans son atelier pour me questionner sur la prise de Jaffa, mais je me demande s'il m'écoute vraiment. L'Orient, il n'à que ce mot-là à la bouche, songe le docteur Desgenettes. Mais que sait-il de l'Orient, y est-il jamais allé? Pour peindre «Les Pestiférés de Jaffa», Antoine-Jean Gros qui ne fera jamais le voyage d'Orient, s'inspire des souvenirs et des recommandations de Dominique Vivant-Denon, directeur du Musée du Louvre et qui avait suivi Napoléon en Egypte. Pour la partie médicale, le peintre interroge bien le docteur Desgenettes, mais uniquement pour mieux mettre en valeur l'héroïsme supposé de Napoléon face à la terrible épidémie. Il réalise d'abord une première ébauche, aujourd'hui au Cabinet des Dessins du Musée du Louvre, puis une esquisse très proche du tableau définitif et qui elle se trouve, au Musée Condé à Chantilly. 




Gros, que l'Orient fascine, puise également son inspiration auprès de son maître, le peintre Jacques-Louis David (1748-1825), en reprenant notamment la composition du «Serment des Horaces» (1784). Mais David non plus n'a jamais fait le voyage d'Orient, ce qui amène Gros à reconstituer le panorama de Jaffa, à partir d'une gravure de son contemporain Taracheny et d'une planche du «Voyage dans la Basse et la Haute-Egypte» (1802), de Dominique Vivant-Denon. Mais «Les Pestiférés de Jaffa» est bien plus qu'une peinture sous influence. En regardant le tableau de plus près, on s'aperçoit qu'il se situe au carrefour de recherches artistiques – le Romantisme et l'Orientalisme – qui se développeront par la suite. Ce qui est intéressant dans «Les Pestiférés de Jaffa», c'est précisémment ce que l'œuvre pressent. Il y a la quête passionnée de la lumière, l'exaltation de la couleur, qui rappelle Rubens et qui séduira beaucoup Delacroix, le souci d'exactitude dans les costumes et dans l'architecture mauresque. Mais il y a aussi, une sensibilité plus libre qui s'exprime dans la mise en scène de sentiments, tels la compassion de Bonaparte pour les malades ou la fascination proche de l'abandon, des victimes de la peste envers ce dernier. «Les Pestiférés de Jaffa» est une toile vibrante de couleurs, d'énergie et de sensibilité, même si on est en droit de questionner les motifs politiques qui ont servi à sa réalisation. Une peinture éminnement subjective donc, mais qui par ailleurs s'emploie à gommer les frontières entre les genres artistiques et à faire de la prise de Jaffa, un événement historique fondateur dans la légende napoléonienne. 




Que s'est-il réellement passé à Jaffa? Quand Jaffa tombe, l'armée française épuisée par la peste, le climat brûlant, les privations et la résistance acharnée des ottomnans menés par Djezzar Pacha, se livre à des massacres sur les soldats ennemis qui s'étaient rendus contre la promesse de la vie sauve. Le 11 mars, Bonaparte décide de visiter les malades atteints de la peste, qui s'était déclarée pendant la traversée du désert de Syrie. Gros nous montre un Napoléon héroïque et magnanime, apaisant les malades et rassurant la population arabe, n'hésitant pas à toucher les bubons des pestiférés. Pourtant, nous savons grâce aux mémoires du docteur Desgenettes et le témoignage de Fauvelet de Bourrienne, secrétaire de Bonaparte, que celui-ci n'a jamais touché les malades et qu'il aurait même demandé au docteur Desgenettes, d'abréger la vie des malades en leur administrant de l'opium. «Les Pestiférés de Jaffa» est-il pour autant une imposture totale? 




Regardons de plus près. Gros soigne son décor. Il peint l'ancienne mosquée de Mahmoudiya, temporairement reconvertie en hôpital de campagne. L'arc outrepassé à gauche du tableau et le minaret au fond à droite, ne sont pas là uniquement par souci d'exactitude architecturale, mais aussi pour authentifier la scène. En arrière-plan sur la colline, il y a les murailles de Jaffa et ses tours, avec un drapeau français surdimensionné planté sur le sommet de l'une d'entre elles. Les fumées de la canonnade sont encore visibles dans le lointain. Passons aux personnages. À gauche de Napoléon se tient le docteur Desgenettes, qui essaie de retenir la main dégantée du général, s'apprêtant à toucher un malade. Derrière Bonaparte, on aperçoit deux de ses généraux. En bas à droite, un médecin arabe soigne un pestiféré, tandis qu'un officier atteint d'ophtalmie s'approche à tâtons vers le foyer rayonnant de la scène, où l'on voit le futur emperereur. À gauche du tableau, un groupe d'Arabes distribue des pains aux survivants. Notons que la lumière et le chatoiement des couleurs semble réservés à Napoléon, le vainqueur, tandis que le groupe d'Arabes sur la gauche est rejeté dans la pénombre, comme il sied aux vaincus. Le geste de Napoléon touchant le bubon d'un pestiféré, renvoit à celui thaumaturgique des rois de France, capables de guérir les écrouelles des lépreux d'une simple apposition des mains. L'image que Gros nous offre de la prise de Jaffa, bien qu'artificiellement assagie, est pourtant loin d'être sage. Alors, au-delà de la fascination que l'on peut éprouver pour une telle image, comment expliquer l'incroyable fortune critique de ce tableau?




Si l'Orientalisme que «Les Pestiférés de Jaffa» semblent annoncer, peut être perçu comme une sorte d'héliophilie passionnée, alors il est permis de regarder le tableau de Gros comme une métaphore pour l'esprit des Lumières, incarné dans la personne de Napoléon. On sait d'ailleurs que si la campagne d'Egypte fut un véritable désastre militaire, elle profita beaucoup au futur empereur, notamment via l'égyptologie et une meilleure connaissance du monde arabe. D'un autre côté, si le Romantisme qui se dessine dans «Les Pestiférés de Jaffa», peut être assimilé à une volonté de théâtralisation des émotions, alors la toile de Gros peut être regardée comme une esthétisation romantique de l'épopée napoléonienne. Car «Les Pestiférés de Jaffa» est un tableau qui bruisse si fort, qu'on serait tenté de dire, qu'il «parle». Bien plus qu'un simple manifeste pictural du bonapartisme, «Les Pestiférés de Jaffa» est une œuvre qui condense et annonce nombre des intuitions artistiques du siècle à venir. Même si un certain classicisme agonise dans ce tableau, son sens de la couleur, sa curiosité passionnée pour l'Orient, qui est à la fois partout et nulle part dans la composition, font de cette peinture au sujet pourtant effroyable, un souvenir étrange et poétique.