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Sunday, 27 March 2011

«Le grand émoi du monde»

«L'Adieu au paysage: Les Nymphéas de Claude Monet», Stéphane Lambert, Éditions de la Différence, 2008



«Pourquoi un peintre, Claude Monet,, né en 1840 et qui, croyait-on, avait fait le tour de sa peinture, ayant été le chef de file de l'impressionnisme, a t-il passé les dernières années de sa vie , au XXème siècle, à habiter son art au point de totalement le bouleverser?». Pour répondre à cette vaste question, les Éditions de la Différence se sont tournées vers l'écrivain belge Stéphane Lambert. «L'Adieu au paysage: Les Nymphéas de Claude Monet», publié dans la collection Matière d'images, se veut une libre interprétation de la peinture de Claude Monet (1840-1926), mais surtout de la série des Nymphéas (1899-1925), exposées au Musée de l'Orangerie, à Paris.



J'ai parlé de libre interprétation de la peinture de Monet et de ses Nymphéas, mais sans doute, le mot compagnonnage conviendrait t-il mieux. Lisant «L'Adieu au paysage: Les Nymphéas de Claude Monet», on sent bien effet, à quel point Stéphane Lambert maîtrise son sujet. Il pose sur la peinture de Monet, un regard qui n'est pas celui d'un historien d'art, mais plutôt celui d'un écrivain qui aime l'art, le ressent et sait en parler simplement. L'ouvrage est divisé en six parties: repères biographiques, prologue, première partie, deuxième partie, épilogue et table des œuvres reproduites. Celles-ci sont réparties en deux cahiers, l'un ouvrant le prologue et l'autre fermant l'épilogue. La qualité des reproductions est bonne, cependant, le renvoi en fin d'ouvrage de la table des œuvres, rend la lecture un peu difficile. 









Cap sur l'Orangerie, en compagnie de Stéphane Lambert, où nous attendent les «poèmes chromatiques» (p51) de Monet, ses Nymphéas. Giverny: Monet y passera quarante trois ans de sa longue vie. C'est là qu'il réalise son grand œuvre; son immersion totale dans le monde silencieux de l'eau, dans une «inévitable confusion spatio-temporelle» (p52). Atmosphère, frontière à l'imaginaire. Il y a entre la peinture de Monet et la prose de Lambert, une résonance évidente, comme si l'horizon de l'un pouvait se dilater suffisamment pour y inclure celui de l'autre. Pour l'écrivain, le travail du peintre prend une dimension supplémentaire, celle où la matière se voit doter d'une âme, où chaque coup de pinceau est un accroc fait dans la trame du temps, par une humanité en grand danger de se perdre dans cette guerre absurde*; «Car telle était la véritable version de la dernière grande tentation du peintre, absoudre le monde dans une parcelle d'eau, dans une éclaboussure de bleus et de verts» (p54).



Pour Stéphane Lambert, la démesure du travail du peintre, est à la hauteur de ses ambitions, parvenir enfin à ce point de confluence entre l'air et l'eau, la lumière et sa réverbération, «C'est là, oui c'est là que le monde s'unit» (p55). Monet, face à ses Nymphéas qui lentement lui volent sa vue, pénètrent toujours plus avant dans le paysage, en même temps qu'il s'en éloigne. Et si au lieu de la recherche incessante d'une impression, il valait mieux parler de quête de l'autre côté du regard? «Il sentait l'art occuper une place centrale entre l'œil et l'image, forte présence quasi-métaphysique (bien plus qu'une impression), fondement de l'abstraction, qu'il voulait démasquer, dévoiler à la vue.» (p62). Ainsi, de motifs en impressions, de séries en instants volés à l'éternité, Monet ne cesse de creuser l'âme de la matière. Air, vibration, lumière du dessus et du dessous de l'eau, mouvement, atmosphère, dissolution des repères, vision qui se décline en couleurs et en tons, tout pour le peintre, est prétexte à revivre le grand émoi à l'origine du monde.



Alors, écrire sur les Nymphéas?  L'écrivain est pris de vertige. Comment bien parler de Monet? Comment nous faire toucher du doigt, le double aspect, matériel et poétique, physique et contemplatif, de cette peinture qui embrase le réel avec la même ardeur qu'elle met à le dépasser?  Les Nymphéas ne sont pas faites exclusivement pour le ravissement de l'œil, mais bien aussi pour celui de l'âme. Et c'est tout le mérite de Stéphane Lambert, que de mettre à notre portée, celle du regard et celle de l'esprit, l'étrange beauté de ces Nymphéas, que nous croyons connaître parce que nous les avons tant vues. Giverny: «Temps mauvais. Pas mis le pied dehors.» (p79). Monet peint «les heures grises et sombres de l'hiver» (p79) et se souvient du bassin aux nymphéas. Dehors, à portée de pinceau, le ciel et sa lumière. Il faut travailler encore, peindre vite, avant de... Tout respire, tout est là. Il n'y a pas pas de lointain, pas de chronologie, «le temps est un amoncellement de paysages» (p80).


* La première guerre mondiale (1914-1918)
www.stephanelambert.com

Wednesday, 19 January 2011

«Les heures lentes sous la langue»

«Cité perdue, Istanbul 1967-1995», Richard Millet, Fata Morgana, 1998


Qui lit Richard Millet fait l'expérience d'une intense frustration, combinée avec un plaisir presque pervers, celui d'assister à sa ruine et d'en aimer le spectacle. Avec «Cité perdue, Istanbul 1967-1995», publiée en 1998 par les éditions Fata Morgana, c'est donc ma deuxième rencontre avec le Chevalier du subjonctif*. Pour tout vous dire, je n'ai pas trouvé cette expérience facile, tant il est évident que lire Richard Millet se mérite, et que faute d'éprouver un sentiment (bienfaisant?) d'exténuement total, l'on est en droit de se demander si: 1/ Istanbul est bien une ville pour vous 2/ Vous serez jamais réceptif au sentiment de la langue. 



Pour ma part, je confesse ne connaître ni Istanbul, ni Beyrouth, ce qui s'agissant de Richard Millet, est un handicap considérable, j'en conviens. Que reste t-il donc, à quoi me raccrocher pour goûter cette musique des mots qui n'en finit pas de mourir dans la splendeur de rêves d'ailleurs? Peut-être, une sorte de langue universelle, un espéranto du cœur et de l'esprit, qui au lieu de se donner se mériterait, à force de patience et de dévotion, sous la pâleur des lampes? Ou encore, un arrière-pays des mots et des ombres, à portée de tous ceux pour qui silence n'est nullement synonyme de mutisme? Oui, car il faut aimer se taire et entendre l'autre versant de la langue pour parvenir à mettre ses pas dans ceux de Richard Millet. En cinquante-neuf pages, et avec deux illustrations d'Abdine, on arpente les rues d'Istanbul, de préférence de nuit, et l'on accomplit avec l'auteur un pèlerinage qui n'en est pas vraiment un, faute de n'attendre «rien que des instants de joie indigène, de petites épiphanies qui [me] jettent sur le bas-côté du temps» (p. 12). 






Donc, si exotisme il y a, il n'est pas dans cet Orient que nous ne comprenons plus (mais l'avons-nous jamais?), mais bien du côté des mots, cette «langue turque [...] langue de vieil empire ayant déployé tous les tons de gris avec, dans le fond [...] un peu d'ambre, de turquoise ou de jade [...] » (p. 14). Alors, on erre et, comme Richard Millet avant nous, on aime se perdre dans cette cité qui n'est vraiment perdue que dans l'oubli qu'on en a. Et toujours cette petite musique de la langue, celle de la nostalgie d'escales renvoyant à des atlas, où aimer sans espoir la «Châtelaine du Liban», ne voyager qu'à travers les miroirs et les parfums de la nuit stambouliote, ne surprend pas davantage que d'entrevoir l'ombre de ce qu'on fût jadis. 



Entre écriture et exil, entre Viam et la Sublime Porte, l'homme des lointains qui s'égrènent, comme les heures lentes sous la langue, nous convie à ses côtés. On l'aura compris, «Cité perdue, Istanbul 1967-1995», de Richard Millet est un livre envoûtant. Est-ce assez lui rendre justice que d'écrire à son sujet que, longtemps après l'avoir lu, la mémoire que l’on en garde fascine tout autant que le constat de sa perte? 

* Comme Richard Millet est amicalement surnommé

Saturday, 15 January 2011

«Le bris des habitudes»

«Les mots du voyage», Jérôme Godeau, Madeleine Volcouve, Éditions Actes Sud, 2001


Avec "Les Mots du voyage", publié chez Actes Sud dans la collection "Les Mots", Jérôme Godeau et Madeleine Volcouve signent là un ouvrage extrêmement plaisant qui satisfera tous ceux pour qui l'immobilité est une malédiction, quand elle n'est pas un vice. Mais encore? Le principe de cette collection repose sur une sorte de balade visuelle, grâce à un choix d'œuvres tirées des musées de la ville de Paris, un va et vient entre l'art et la pensée, mais sous sa forme fuguée pourrais t-on dire. Il est donc ici surtout question d'instants volés à la beauté, à l'émotion et à la mémoire. Instants qui surgissent au détour de la confrontation avec la dynamique du voyage et qui ne se posent qu'à regret sur la page, celle du livre ou celle du journal de bord. 








Ainsi, s'ouvrant sur l'A d'Arthur Rimbaud, le ton est donné par "l'homme aux semelles de vent" rêvant de "forger une langue acérée comme la flèche que l'on décoche dans la cible de l'Être" (p.7). Érudit mais pas intellectuel,  le voyage ici offert s'ouvre sur un panorama de vues qui appartiennent en partie au fond artistique et littéraire de l'Europe - je ne résiste pas à la comparaison avec le Grand Tour anglais du 18ème siècle - mais qui sont suffisamment belles ou simplement intrigantes pour susciter l'envie de voyager. Alors puisqu'il est question d'ailleurs, les vôtres et ceux évoqués dans cet ouvrage, on ne s'étonne pas du "pouvoir hallucinatoire de l'encre" (p.25), sa capacité à ressusciter les lieux et les formes aimés. Décidément oui, ici «l'œil écoute» (p.25) et s'ouvre au grand devisement du monde. 



Il convient enfin de souligner la qualité irréprochable des ouvrages publiés par les Éditions Actes Sud, qui ne lésinent ni sur le beau papier ni sur l'iconographie. Ici, pas de fausse honte: on feuillette, on glane, on fugue d'une étape à l'autre, avec la joie presque chaotique que procure le voyage. L'errance même. A ce sujet, je confesse ma préférence pour les départs, mais je ne boude pas pour autant le plaisir de l'escale. Exemple? Celle offerte par l'O de l'Orient (p. 85), où l'on "voudrait se glisser dans de petits vergers qui tous prétendent avoir abriter l'Éden, échapper à la vie sédentaire et se fondre dans le grand corps d'une caravane, avec les montagnes du Kurdistan pour fil d'horizon". Résumons: avec "Les mots du voyage" déclinés de A à Y, passé l'appareillage et les adieux des mouchoirs, on s'embarque pour une errance qui signale tant le bris des habitudes que la salinité des embruns. Alors, embarquons, puisque de toute façon, nous sommes si peu d'ici.

 

Wednesday, 12 January 2011

«Le pur instant»

«Ressusciter», Christian Bobin, Éditions Gallimard, 2003

 
«Il y a une étoile mise dans le ciel pour chacun de nous, assez éloignée pour que nos erreurs ne viennent jamais la ternir». C'est avec cette affirmation grave légèrement posée sur le mystère de nos vies, que Christian Bobin poursuit sa quête de lumière et de vérité, nous prenant à témoin de ses avancées et de ses déceptions. Disons-le tout suite, Christian Bobin n'est pas un auteur facile. Son style, en apparence léger et presque buissonnier est trompeur. Le propos, lui ne l'est pas. Ressusciter? Le mot n'est pas choisi au hasard. Ressusciter, mais après quelle mort? La mort de qui, de quoi? Là, j'ouvre une parenthèse, pour dissiper un éventuel malentendu. Lire et aimer Christian Bobin est possible, même si: 1/ Vous n'êtes pas croyant 2/ Vous n'avez pas non plus un cœur d'artichaut.



Mais revenons à cette mort, mais surtout à cette résurrection dont on espère qu'elle peut à tout moment advenir. Davantage recueil de pensées, de brèves incursions vers plus de lumière, que véritable livre, «Ressusciter», publié en 2003, prend le pouls de notre monde via celui de Christian Bobin. Il y a d'abord la mort du père frappé d'Alzheimer, «Il y a parfois entre deux personnes un lien si profond qu'il continue à vivre même quand l'un des deux ne sait plus le voir» (p.25), sans doute pas aimé autant qu'on l'aurait voulu. Puis, vraisemblablement celle des liens superficiels avec l'Église, «Dieu ne se tient pas dans la maison du maître. Il s'abrite dans cette cabane faite de planches assez mal ajustées pour que l'aile d'une lumière s'y faufile» (p.67). Enfin, et la liste est décidément trop longue pour la dresser dans aucun livre, toutes ces petites morts qui viennent successivement grignoter le tissu même de la vie. Dans ces conditions, que pouvons-nous faire? 






Christian Bobin croit à l'attention. Il croit à la vie, à la vraie rencontre avec l'autre, bref à tout ce qui vaut la peine d'être préservé et célébré. Célébré? Oui, mais pas question ici de religion, ni même de référence à une quelconque école de pensée. Si sagesse il y a, c'est un fruit né de la patience et de la gratitude devant la vie et les êtres aimés, vivants ou morts. Donc, prendre son temps et croire au silence et à sa lumière «J'aurais aimé passer ma vie à ne pas dire un mot ou bien juste les mots nécessaires à la venue de l'amour et de la clarté, très peu de mots en vérité, beaucoup moins que de feuilles sur les branches du tilleul» (p.37). Ensuite, rendre grâce à tout ce qui se trouve sur notre route, et ne pas faire le tri dans ce qui vient, car tout est une parcelle du tout. Et c'est à ce tout, à cette vie, que Christian Bobin rend hommage «Ce n'est pas sa beauté, sa force et son esprit que j'aime chez une personne, mais l'intelligence du lien qu'elle a su nouer avec la vie» (p.113).



Parvenu au terme de ces 163 pages, lumineuses souvent, agaçantes parfois – Christian Bobin a en effet la fâcheuse manie de se croire mieux que le reste du monde, probablement du fait de son isolement – le lecteur est en droit de se demander si, plutôt que de résurrection, il s'agirait avant tout d'éviter de mourir. Alors, la vie, la mort, l'amour? Et si tout se jouait dans le pur instant? Car, «C'est dans la lumière de cette heure-là, qu'elle soit déjà venue ou non, que nous devrions tous nous parler, nous aimer et même le plus possible rire ensemble» (p.20).

Sunday, 9 January 2011

«La vaste résonance»

«Le poème des blés», Pierre Dhainaut, éditions Invenit, collection Ekphrasis, 2010


«À l'origine de l'ekphrasis, il y a dans l'Iliade, la description du bouclier d'Achille forgé par Héphaïstos. En choisissant pour chacun des musées du Nord – Pas-de-Calais, une peinture remarquable, en convoquant auprès d'elle un écrivain qui en proposera un regard sensible, les éditions Invenit ont l'ambition de valoriser le patrimoine artistique d'une région aux collections publiques exceptionnelles. Par la médiation originale qui en est proposée, l'œuvre d'art élève à la fois celui qui la décrit et se trouve réinventée».



C'est donc de la passion du beau livre et du désir de se mettre au service de la culture et du patrimoine de la région du Nord que sont nées les éditions Invenit. Dont acte. Pour ma part, j'éprouve un plaisir particulier à vous présenter l'un des tous premiers titres de la collection Ekphrasis, «Le poème des blés» de Pierre Dhainaut, d'après la toile « Blés après l'averse » d'Alfred Manessier (1911-1993). Rappelons que la collection Ekphrasis, dirigée par Dominique Tourte, a pour ambition de permettre la rencontre féconde entre un peintre et un écrivain, façon de revisiter le lien essentiel entre peinture et écriture. Soulignons également l'attention portée à la mise en page, aux formats originaux, mais surtout le parti-pris éditorial de provoquer et soutenir un va et vient entre l'image et le mot, le plastique et le verbe.



«Blés après l'averse»,1974, est une huile sur toile de 114 x 114 cm d'Alfred Manessier. Elle est exposée au L.A.A.C. Lieu d'Art et Action Contemporaine de Dunkerque. Pour Manessier, observateur attentif et passionné de la nature, la relation entre la lumière d'un lieu et l'émotion qu'elle suscite, est d'ordre spirituel. Cependant, il s'agit d'une spiritualité au plus près de la matière, quelque chose de l'ordre de «l'offrande radieuse» (p22). L'ouvrage qui s'ouvre sur ces mots tout simples «Amplitude, plénitude» (p9), donne le ton de ce dialogue entre peinture et écriture. Pierre Dhainaut, le poète, met son verbe au service d'un peintre qui célèbre la nature comme on célèbrerait la vie, avec passion et modestie. Car Manessier ne croit pas que, «l'univers du peintre constitue un monde à part qui puisse se définir isolément du monde naturel, du monde poétique ou du monde spirituel» (p10). Et en effet, l'on sent bien toute la complicité qui existe entre le regard du peintre et celui de l'écrivain. Résonance. La vaste résonance. 








Pierre Dhainaut connaît l'œuvre de Manessier sur le bout du cœur. Après une brève description technique de «Blés après l'averse» (p11), Pierre Dhainaut nous mène doucement à la lisière de ces blés après l'averse. Que s'est-il passé? L'écrivain parle de «l'action bienfaisante, permanente des souffles» (p12). Qui mieux qu'un poète pour saisir et restituer la dimension impalpable de la peinture? L'écrivain parle de passage, de transmutation, pour éclairer l'œuvre de Manessier, figure marquante de l'abstraction lyrique. Lyrique? «Blés après l'averse» serait-il en effet un chant, tout autant qu'une peinture? Averse, souffle, résonance: tout dans «Blés après l'averse», penche du côté du mouvement, du rythme et de l'élan. Pour autant, Manessier ne contemple pas ses «Blés après l'averse», il s'en empare avec les yeux, la main et le cœur et à sa suite, l'écrivain avec l'intuition du poète, convié à célébrer la beauté, son passage éphémère dans la matière.



Mais que l'on ne s'y trompe pas! L'écriture de Pierre Dhainaut n'est pas prisonnière de son lyrisme. Le poète sait regarder, évaluer avec pertinence le travail pictural et en restituer simplement ses enjeux. Il parle «d'une certaine décantation» (p17) qui va de pair avec «une certaine mise à distance» (p17), ceci afin d'amener la peinture à son point d'incandescence. Le travail du peintre s'apparente donc bien à celui du poète, qui va du regard porté aux choses – ici, le sujet du tableau – à sa transposition dans un autre médium – ici, la prose de Pierre Dhainaut. C'est donc toute la question au cœur de la collection Ekphrasis, qui se trouve posée dans «Le poème des blés». Un tableau se réduit-il à son sujet? Que voir, au delà de ce qui est montré? 



Tout le mérite revient donc à Pierre Dhainaut, ainsi qu'aux éditions Invenit, de nous suggérer cet au-delà de la peinture qui, pour être impalpable, n'en est pas pour autant inaccessible. Accompagner le spectateur au long de l'expérience esthétique de la peinture, l'aider à voir sans doute, mais surtout lui procurer ce supplément d'émotion – cet instant où la peinture se lève – cette transposition de l'art pictural. Dans «Blés après l'averse», la beauté offerte à nos yeux n'est pas un refuge. Elle est au contraire, «un acte d'amour»(p21), et c'est «sa lumière qui rend visible ce qui ne l'était pas, que notre orgueil nous avait dissimulé» (p26).

Sunday, 18 July 2010

«Le dernier tableau de Schiele»

«Le dernier tableau de Schiele», Alain Fleischer, Éditions du Huitième Jour, 2008


Mise en abyme:


«Toute existence humaine est comprise entre des premières fois et des dernières fois» (p6). Commencement, durée, puis fin. À chacun revient le droit de remplir cette existence selon son cœur et selon ses dons. Une première fois, puis une dernière fois. Mais sait-on quand cette dernière fois approche? Sait-on que bientôt ne sera plus? La dernière fois que je verrai l'aube. La dernière fois que j'aimerai. La dernière fois que je peindrai. Egon Schiele (1890-1918) a t-il pressenti cette dernière fois? Dans «Le dernier tableau de Schiele», paru aux Éditions du Huitième Jour, dans la collection «Le dernier tableau de», Alain Fleischer se propose de nous faire pénétrer dans l'intimité du peintre, via son dernier tableau «La famille»*, 1918, maintenant exposé à l'Österreichische Galerie à Vienne. 


L'ouvrage divisé en quatre courts chapitres: «Le mémorable et l'imprévisible», «Tableau d'un tableau: dernière œuvre et fin du monde», «Le dernier tableau comme somme et comme reste», «Retour aux premières couches, sous la dernière image», nous donne à voir deux fins - l'une fulgurante, l'autre douloureuse - celle d'un artiste complexe et prometteur et l'autre, celle d'un empire vieillissant. Dès le début du livre, Alain Fleischer choisit de lier ces deux fins, celle de l'empire austro-hongrois avec celle de Egon Schiele. Il faut dire que le siècle de Schiele - nonobstant la brièveté de sa propre vie - est riche en événements. Fleischer nous donne à voir la folie et l'incroyable effervescence artistique de la vieille Europe, ce monde pourrissant et pourtant intensément créatif et qui bientôt sombrera dans la folie d'une nouvelle guerre mondiale. 


Beauté et pourriture. Vie et mort. Mort est d'ailleurs un mot qui revient souvent sous la plume d'Alain Fleischer. Comme si, le monde de Schiele était avant tout un monde un monde délétère, dont l'art offrirait un reflet trouble et angoissant. Qui est Schiele? Fleischer parle d'un «artiste prometteur» (p15), «d'un peintre génial» (p19), ami et protégé de Gustav Klimt (1862-1918), et que plus tard les nazis rangeront dans la catégorie des «artistes dégénérés», aux côtés de Marc Chagall, Oskar Kokoschka, Wassily Kandinsky et tant d'autres. Schiele a-t-il croisé Adolf Hitler à l'Académie des Beaux-Arts de Vienne, lui «le raté dont la seule œuvre sera l'apocalypse elle-même», (p19)? Schiele peint: surtout des femmes, pour la plupart nues et exposées. Il peint aussi des fillettes, sur lesquelles il pose un regard déjà jugé à son époque, indécent. Enfin, quantité d'autoportraits, dont certains sont ouvertement érotiques. Mais tous ont en commun, une vision torturée de l'existence et un rapport conflictuel, obsessif au sexe. Puis vient le dernier tableau de Schiele.






«La famille», 1918, est un tableau déroutant. Fleischer y voit un acte conjuratoire, par lequel l'artiste pourtant hanté par la mort depuis son plus jeune âge, semble parier sur les forces de la vie. Pour Fleischer, «La famille» est une œuvre d'art véritable, puisqu'elle «répond à cette double condition: ce qui apparaît sans ressemblance, ce qui disparaît sans descendance. Une somme miraculeuse, un reste sans valeur d'échange», (p 25). L'analyse proprement artistique du dernier tableau de Schiele, est relativement succincte; Fleischer n'étant pas un historien de l'art, mais un photographe, plasticien et écrivain. Il écrit sur Schiele à la manière d'un écrivain. Pour autant, sa lecture du dernier tableau de Schiele, est soutenue par une connaissance impeccable de l'œuvre du peintre, mais surtout par une affinité évidente avec l'artiste, l'homme Schiele. Fleischer imagine «La famille» comme le moment après l'amour, le couple maintenant contemplant l'inévitable conséquence de l'acte sexuel. Ce qui intrigue pourtant, ce n'est pas tant le sujet si inhabituel chez Schiele, mais l'absence de liens visibles entre ces trois êtres, pour un tableau censé représenter une famille, la famille du peintre. 


Lui se regarde dans le miroir qui lui permet de se représenter. La femme - qui d'ailleurs est un modèle et une ancienne maîtresse - semble résignée, presque mélancolique, le regard perdu ailleurs, hors du champ pictural. L'enfant, dont le corps n'est pas visible et ne le sera effectivement jamais, sera ajouté quand Schiele apprendra la grossesse de son épouse. Fleischer voit dans cette étrange famille, une manière d'adieux. Adieux à la relation amoureuse, à la chair, à l'insouciance d'une vie sans enfants, mais surtout à ce qui fut. Pour Fleischer, le regard de Schiele «est pris, comme en abyme, entre le miroir réfléchissant du tableau et un miroir intérieur de la réflexion, de la méditation» (p40). Et dans celle-ci, la mort - via le sexe - est omniprésente. Schiele aurait-il peint une manière d'ex-voto? Sexe et mort, si étroitement liés dans la vie de Schiele. Retour aux sources, à la première image, celle que Fleischer reconstitue pour nous. Egon Schiele a-t-il voulu faire de son dernier tableau, un symbole de procréation impossible? Fleischer semble en être convaincu, et en donne pour preuve, l'histoire tumultueuse de la famille Schiele, dans laquelle l'inceste et la mort ont partie prenante. Schiele qui sera emporté par la grippe espagnole le 31 octobre 1918, trois jours seulement après le décès de sa femme Édith, nous laisse «La famille», son dernier tableau, comme une dernière question. L'œuvre d'art est-elle une prémonition?

* «La famille», 1918, Egon Schiele, Huile sur toile, 152,5 x 162, 5 cm, Österreichische Galerie, Vienne

Sunday, 16 May 2010

«Ateliers de lumière»

«Ateliers de lumière», Sylvie Germain, Desclée de Brouwer, 2004


A l'orée du visible:


Ouverture. «La lumière est aux peintres ce que le chant des mots est aux poètes, la mélodie du silence aux musiciens: la source et l'horizon de leur désir, le foyer de l'amour qui les lancine et les met perpétuellement en chemin, en tension, en appel.»(p10, 11). Se tenir sur le seuil. De l'atelier du peintre, de celui de la lumière, du miracle de la vision. Ateliers de lumière. Celle de trois peintres: Piero della Francesca, Johannes Vermeer et Georges de La Tour. Avec «Ateliers de lumière», Sylvie Germain, romancière par vocation et philosophe de formation, nous fait ici le don inestimable d'un livre à la fois très inspiré - j'ai envie d'écrire, intime - et à portée universelle. Pourquoi universelle? En regardant à nouveau ce que ces peintres ont vu, et qui ont tous en commun d'être des disciples de la lumière, Sylvie Germain souligne par là même la dimension ontologique de la peinture. Trois regards, trois quêtes et trois visitations de la lumière, dans ces ateliers dont l'auteur a franchi pour nous le seuil.


L'ouvrage qui commence par le récit des origines: «Que la lumière soit, et la lumière fut.» (p7), introduit le compagnonnage inévitable de l'obscurité et de la lumière, leur poids de chair et de rêve, entre les mains du peintre. Car pour Sylvie Germain, «La lumière a un grain, comme la peau, une étoffe...» (p9), et il s'ensuit que sa présence ne relève donc pas seulement de l'abstraction et que le peintre est tout à la fois œil et main, visionnaire et orpailleur. Pour autant, la lumière demeure insaisissable et c'est justement sa quête toujours renouvelée, vers son mystère inépuisable, qui éclaire les pages de ce livre. 


Premier atelier: celui de Piero della Francesca (1412-1492), le peintre du «Songe de Constantin» (1452-1458), celui que Sylvie Germain qualifie de «peintre à la luminosité radieuse.» (p12). Le choix d'un «nocturne», d'une peinture que l'auteur qualifie de «stance de nuit» (p12), pour inaugurer ces ateliers de lumière peut surprendre. Mais sans doute est-ce pour mieux nous révéler la part de lumière, le miracle de sa présence, au cœur de cette inquiétante obscurité. Piero, celui que l'on surnomma le peintre mathématicien, se fait ici poète pour mieux accueillir la vision suggérée par le songe de l'empereur endormi. Vision est d'ailleurs un mot qui revient très souvent dans le livre. Vision: «sens dédié à la perception de la lumière»*, et qui, sous la plume de Sylvie Germain, transforme le travail du peintre en une rencontre éblouie et bouleversante. A ce point, il faut souligner que les éditions Desclée de Brouwer ont accompli un excellent travail de mise en page et de qualité des reproductions, toutes en couleur. Les peintures éclairent le texte et permettent un va et vient fécond entre la peinture et l'écriture. Piero chante «un poème visuel nimbé d'une clarté à la douceur incomparable.» (p20), il éclaire pour nous ce moment unique, «ce point de tangence entre le visible et l'invisible.» (p24). Et c'est par la porte dérobée du songe- celui de l'empereur et celui du peintre- que nous sommes alors conviés à cette épiphanie, à l'orée du visible et de l'Inespéré.





Deuxième atelier: celui de Johannes Vemeer (1632-1675), celui que l'on a surnommé le «Sphinx de Delft». Et avec Vermeer, la peinture, plus que jamais, se tient entre patience et songe de lumière. Patience, pour offrir au visible la halte d'un regard. Songe, pour y recevoir le don de connivence avec la lumière. Car Vermeer tient autant du peintre que du magicien. Il est celui qui transfigure, celui par lequel s'opère «la dramaturgie de l'invisible.» (p37). C'est le peintre de la lumière, celui qui ne fit rien d'autre que d'en sonder le mystère, de toile en toile, de signe en signe, dans un «dialogue avec la voix très nue de la lumière. Dialogue entre le temporel et l'éternité.» (p40). C'est aussi le peintre avec lequel Sylvie Germain a le plus d'affinités. Elle lui consacre d'ailleurs plus de cinquante pages, toutes bruissantes de l'amour et de l'admiration qu'elle lui porte. Et Sylvie Germain d'interroger sans relâche cette peinture, qui se regarde autant qu'elle s'éprouve. Sylvie Germain parle «d'un espace mental construit par la lumière [et qui] s'approfondit ainsi d'un autre espace, encore plus subtil et troublant: un espace spirituel.» (p46). Espace pictural et spirituel, espace bruissant de tous ces signes, indices de l'ailleurs, du dehors, qui curieusement ne pénètrent jamais dans l'atelier de Vermeer. Ainsi déposés sur dix tableaux du maître, ces glyphes lumineux témoignent du passage de la lumière dans l'atelier du peintre. Ils sont «l'œuvre de Vermeer, [qui est] un arrêt au bord extrême du visible, de la lumière et des couleurs; à la lisière, donc, de l'invisible et de la nuit.» (p75).


Troisième atelier: celui de Georges de La Tour (1593-1652), dit le Maître des Nuits ou encore le Maître des Chandelles. Probablement le plus énigmatique de ces trois peintres, celui sur lequel nos yeux d'aujourd'hui ne se posent qu'avec maladresse. Qui est Georges de La Tour? Sylvie Germain là encore, se tient sur le seuil de l'atelier du maître. Mais cette fois-ci, on sent bien que ce n'est pas seulement par respect pour l'œuvre sur le point de s'accomplir. Il y a une certaine distance entre les Madeleine que Georges de La Tour révèlent à la lumière, et le regard portant admiratif, de l'auteur. Quatre Madeleine, quatre «nocturnes», pour dire l'infinie solitude de celle qui «sonde à la lueur d'une veilleuse les gouffres de la nuit.» (p80). Georges de La Tour peint la nuit avec la lumière, il peint le mystère insondable de notre condition. Et Sylvie Germain de préciser «qu'il ne s'agira donc pas ici de porter sur ces tableaux un regard critique, mais bien plutôt un regard contemplatif soumis à la lenteur du songe en clair-obscur qui s'y trame en silence.» (p79). Contemplation et amour, j'ai envie d'écrire, compassion. Tout, dans la peinture des Madeleine, incite à l'élan, le don et l'étonnement devant ce que la lumière du peintre nous donne à voir. Une fois franchi le double seuil: celui de la conversion et du repentir, et celui du regard désormais éclairé de l'intérieur, nous voici rendus, grâce au talent de Sylvie Germain, «à l'orée d'une grande et terrible merveille [...] le noir désert du renoncement et de l'oubli de soi.» (p96).


*Wikipedia.org

Monday, 29 March 2010

«Pèlerinage au Louvre»

«Pèlerinage au Louvre», François Cheng, Flammarion, 2008

Au désir du beau et du ressenti:

François Cheng signe avec son 'Pèlerinage au Louvre' un livre unique et précieux qui n'effrayera pas les non-initiés aux raffinements de l'histoire de l'art. Il suffit juste de l'aimer (l'art) et d'avoir en soi ce désir et besoin de beauté, une soif du ressenti, qui pour tout dire n'a que peu à voir avec l'intelligence ou la connaissance. Ceci étant posé, posséder un peu de ces deux-là ne nuit pas. Cheng est d'ailleurs un esthète (de Chine), un académicien (de France) et un homme qui sait ce que contempler veut dire. Bref, son leitmotiv et sa démarche sont tout simples: regarder! Ensuite, imprégnez-vous de l'œuvre ainsi regardée. Seulement après, posez-vous à loisir les questions que provoque en vous la contemplation des œuvres du Louvre. Voici ce que j'aime chez Cheng: il nous emmène dans son musée, qui est à la fois réel et imaginaire, par la prolongation qu'il crée dans son esprit, et assurément dans son quotidien.




Après une longue introduction aux circonstances qui l'ont conduit à l'amour de la peinture (en partant de celui de la musique et de la calligraphie), Cheng nous entraîne dans les salles des écoles italienne, française, du Nord et enfin celles des autres écoles moins connues. Dans chacune d'entre elles, les grands noms sont évoqués, comme par exemple Vinci et sa Joconde. Un vrai piège, tant on a déjà écrit sur elle. Qu'en pense Cheng? Qu'elle est avant tout une 'présence', et qu'il y a de "l'organique, du vivant" dans ce tableau. Cheng suggère que devant elle, on est saisi par ce sens du vivant, de la célébration du beau, et finalement du mystère de la vie elle-même. Saisissement donc. Il est intéressant de noter que Cheng l'éprouve d'abord via les formes et les rythmes, avant  la lumière et les ombres. Il parle d'harmonie à propos de "La brioche" de Chardin, mais reste sans voix pour la lumière et la qualité du silence 'Chardien'. 

Pourtant, visiter le Louvre avec cet érudit, n'est nullement ennuyeux. Je recommande donc ce livre à l'amateur d'art, comme au néophyte, voire à toute personne souffrant d'un préjudice à l'égard des musées d'art. Et pourquoi ça? Allez, c'est très simple vraiment. Au-delà même de la qualité éditoriale du livre (belles reproductions et mise en page impeccable), je suis charmée par l'approche tranquille qu'a Cheng de la beauté. Ici, pas de fausse admiration, de pose intellectuelle, mais un regard curieux et presque amoureux pour l'art. La peinture, oui, mais par ce qu'elle suscite en nous de beau, de vivant.

«Vermeer»

 «Vermeer», Pascal Bonafoux, Éditions du Chêne, 2008

Vermeer, l'absolu de la peinture:


Vermeer: octobre 1632 – décembre 1675. Delft. Métier: peintre. Meurt ruiné en laissant derrière lui une trentaine de tableaux, une veuve et quelque onze enfants. Entre ces deux dates, celle de sa naissance à Delft et celle de sa mort dans cette même ville, l'histoire ne nous offre rien que de très banal, rien en tout cas qui puisse éclairer le «mystère Vermeer», le secret de la fascination que sa peinture exerce sur nous, et sans doute aussi le peintre lui-même. Pascal Bonafoux qui est historien d'art, mais également écrivain, nous convie avec son «Vermeer» à un parcours presque buissonnier dans l'œuvre du peintre et du siècle d'or hollandais. 

Buissonnier parce que l'auteur a choisit de ne pas tenter une lecture traditionnelle de l'œuvre, qui certes flatte l'intelligence mais frustre le cœur. Au bout du compte, comprendre le génie de Vermeer reste subordonné à apprécier Vermeer, et l'auteur se donne beaucoup de mal pour nous rendre sa peinture accessible, proche, j'ai presque envie d'écrire, intime. Le livre a pourtant un côté un peu brouillon: la mise en page est un tantinet laissée au hasard: pas de table des matières, pas davantage de chapitrage, et page 62, un ratage de mise en page. Mais accompagner l'auteur dans sa promenade au pays de Vermeer, n'est pourtant pas fastidieux, loin s'en faut. L'ouvrage commence par un «Vermeer et son temps», qui fonctionne comme un lever de rideau, un accessoire si souvent repris dans la peinture du maître. Vermeer peint, mais que peint-il? 





Bonafoux insiste sur la banalité thématique, qui selon lui permet au peintre de se concentrer sur la peinture elle même. La peinture elle même? L'espace du tableau, le jeu des points de vue, les lignes de force de la composition, les états de la matière, le spectacle toujours renouvelé de la lumière, les sortilèges de la vision, le silence qu'elle suscite ou au contraire, l'envie de prolonger le plaisir de la contemplation avec celui du dialogue. Reproductions pleine page ou simples vignettes, l'iconographie est riche et presque toujours en couleur. Le contexte historique est présenté, mais il n'explique pas tout. Bonafoux, comme tant d'autres avant lui, insiste sur le silence de cette peinture qui semble habiter le temps avec une qualité de présence rarement égalée: «silence d'un temps à l'infinitif» (p19). Balade buissonnière donc, mais aussi très poétique – et c'est là à mon avis le plus grand mérite de ce livre – qui s'offre aux sensations picturales, comme on s'offrirait à celles de la pluie sur le visage, où l'on sent bien que l'on se trouve «entre quelque chose qui a eu lieu et quelque chose qui va avoir lieu» (p 20). 

La progression dans l'œuvre se fait donc doucement, au gré des sensations, des avancées du regard. Regard, vision, dialogue de la matière picturale avec la lumière, et cette ombre qui, chez Vermeer, n'en est pas vraiment une, mais plutôt un glissement de la lumière. D'ailleurs, à bien y regarder, cette lumière a quelque chose de liquide, d'insaisissable. Bonafoux se penche donc sur les 'recettes' de l'atelier Vermeer: les fameux bleu et jaune, l'usage de la camera obscura, les curieux damiers, la précision époustouflante dans le rendu topographique des cartes visibles sur les murs de certains tableaux, le parfait équilibre entre « les jeux de lumière et l'abstraction des formes » (p68),et enfin, la manière qu'a le peintre de transcender son sujet pour ouvrir l'espace pictural à celui du ravissement. 

On l'aura compris, ce livre est un régal pour l'esprit et pour les sens. Allées et venues dans le siècle d'or hollandais, analyse détaillée mais accessible de certaines œuvres, citations d'illustres auteurs (Malraux, Goncourt, Claudel, etc.), la palette Vermeer, les accessoires, les anecdotes historiques (la lettre comme symbole du discours amoureux, les lieux de rencontres amoureuses, l'invention du microscope, etc.), une incursion dans le monde des faux Vermeer, l'étonnant dialogue qui s'établit entre les peintres du grand siècle hollandais (Rembrandt, Fabritius, de Hooch) et enfin, un peu sans prévenir tout de même, une biographie succincte du peintre qui fait écho à une chronologie comparée. Conclusion? Assurément, les spécialistes de Vermeer resteront sur leur faim, mais à tous les autres, je n'hésite pas à recommander ce livre. Tout y est proposé avec intelligence: le contenu, la forme et enfin le prix. Vermeer, l'absolu de la peinture, un livre que l'on se prête avec l'air entendu d'une promesse de vrai plaisir. Ça compte, non?

«La vie secrète du Louvre»

'«La vie secrète du Louvre», Véronique Maurus & Jean-Christophe Ballot, La Renaissance du Livre, 2006

Autopsie d'un mythe:

« On a beaucoup écrit sur le Louvre, des livres, des guides, des romans. Mais c'est toujours un peu la même histoire dorée sur tranche, l'histoire autorisée » (p7). C'est avec ce constat que s'ouvre « La vie secrète du Louvre », une enquête journalistique menée tambour battant par Véronique Maurus, journaliste au Monde et Jean-Christophe Ballot, photographe et réalisateur de films documentaires. Une enquête, dont l'idée est venue à l'auteur, suite au succès planétaire (et plutôt embarrassant aux yeux des vrais enfants du Louvre) du Da Vinci code de l'écrivain Dan Brown. Mais si les deux livres partagent un intérêt commun – le Louvre - , les ressemblances s'arrêtent là. Prière de ne pas confondre le Louvre de Maurus, avec celui de Dan Brown. 

Deux Louvre, donc? Un de fiction, et un bien réel? Le palais-musée fait rêver tant de monde et depuis si longtemps, que la question semble impossible à trancher. Reprenons: un musée, dont l'histoire remonte jusqu'au 12ème siècle, construit morceaux après morceaux au hasard des caprices des souverains français, un total de 35 000 œuvres d'art, 300 000 objets au bas mot, 1200 gardiens, 2200 employés et une fréquentation frôlant les sept millions de visiteurs par an. On l'aura compris, au Louvre, tout est hors-normes, et rien n'est tout-à-fait comme il paraît. Dans ces conditions, passer derrière le décor du plus beau musée du monde (une hypothèse pour certains, un fait pour beaucoup), invite à l'hyperbole et, comme pour toute transgression, est riche en surprises et en déceptions. 

Écrit dans un style alerte et un rien iconoclaste, « La vie secrète du Louvre » est donc le résultat de trois mois d'exploration, de rencontres programmées et fortuites, de déambulations guidées par une seule règle: « pour comprendre le Louvre, pas besoin de badge, il suffit d'y aller tous les jours » (p8). 

Première découverte, le Louvre, qui tient autant du musée que de la ville, ne dort jamais. Entre les heures d'ouvertures régulières, les soirées à thèmes, celles réservées aux VIP, la maintenance et la sécurité, il se passe toujours quelque chose au musée. Et la nuit dans cet immense édifice, ajoute à l'illusion d'une présence mystérieuse – l'effet Belphégor – sans doute, surtout dans le département des sculptures. Il y a un « effet Louvre », comme il y a un « imaginaire Louvre », et la superbe photographie en noir et blanc de Jean-Christophe Ballot accentue l'aspect organique du musée.


 Seconde découverte, le Louvre est une entité hétéroclite, plus proche de la caverne d'Ali baba que du modèle parfait de l'architecture classique. L'expression « éternel chantier » (p21) résume parfaitement l'histoire passée et présente du Louvre. Le contraste entre les salles d'exposition et ce qui est caché au public: les réserves, les locaux réservés au personnel, et les salles d'analyse des œuvres d'art, est fort bien illustré. Au Louvre, la sécurité évoque le croisement loufoque entre une migraine tenace et une crise ministérielle, et les trois responsables sont clairement désignés: l'eau, la foule et le feu (p25.). Difficile de croire alors que le moine Silas du Da Vinci code aurait trouvé le temps nécessaire pour se défaire du conservateur Jacques Saunière. 

Mais c'est tout le mérite de ce livre d'offrir à ses lecteurs une visite guidée de la ville-Louvre – ses mythes, ses légendes et ses anecdotes – tout en nous initiant au parler-Louvre: ne dîtes pas: « cette toile est sombre », mais « quel jus musée, ce tableau ». Ainsi, l'on apprend que le 'Chemin des Chefs-d'œuvre' est le parcours balisé (Joconde, Vénus de Milo, Victoire de Samothrace, etc.) vendu par tous les tours-opérateurs: deux heures montre en main, la hantise des services de sécurité et vivement déconseillé aux agoraphobes. De musée encyclopédique (1793), le Louvre est progressivement devenu un produit de consommation culturelle à l'instar de Disneyland, de plus en plus prisonnier d'une logique commerciale agressive, où le risque de plaire à tous sans froisser personne aboutit à des situations plutôt extrêmes. On l'aura compris, le fonctionnement et les objectifs du Louvre ressemblent à s'y méprendre à sa fameuse pyramide: complexes, hiérarchisés et la transparence en moins. 

Troisième et ultime découverte, le Louvre fait toujours rêver, même après une visite guidée dans ses coulisses. Cela tient pour beaucoup au talent et à l'enthousiasme des auteurs de ce livre. Certes, il y a des déceptions (le Louvre prend l'eau et vit un peu trop sur sa réputation), des préjugés tenaces (le personnel a une mentalité d'assiégé), mais aussi de bons signes (le musée attire de nouveau les copistes et génère une nouvelle littérature). Alors, si l'envie vous prend de (re)visiter le Louvre, la lecture de « La vie secrète du Louvre » est probablement un aussi bon compagnon que n'importe quel guide officiel, clichés et jargon en moins. Parlez-vous Louvre?

Monday, 15 March 2010

«De Bruges à Amsterdam: Lumières du Nord»

«De Bruges à Amsterdam: Lumières du Nord», Catherine Sauvat & François Goudier (Éditions du Chêne, 2003):


Dans le secret des tableaux, au fil du temps:


Entre ciel et terres, de Bruges à Gand et Anvers en Belgique, de Haarlem à Amsterdam ou à Delft en Hollande, au fil des tableaux de Van Eyck, Brueghel, de Hooch, Rubens, Vermeer, Rembrandt, et tant d'autres encore, ce livre somptueux est une invitation au voyage dans l'espace (grâce aux photos) et le temps (grâce aux tableaux). Impressions de peintres donc, mais aussi de poètes, d'écrivains, de tous ceux qui, comme Catherine Sauvat – journaliste, écrivain et germaniste – et François Goudier – photographe – ont éprouvé cette étrange attraction pour des lieux où le regard et la mémoire semblent s'ouvrir sur un surcroît d'infini. Lumières du Nord découvertes au gré de la promenade, sous le pinceau de ses peintres, et superbement mises en page (160 illustrations en quadrichromie) par les éditions du Chêne. Après une belle introduction, où l'on comprend qu'en Flandre comme en Hollande, la réalité des lieux ne peut-être que subjective, que les faiseurs dymages ont autant modifié notre perception que les géographes, chaque grande ville est (re)visitée via ses peintres, l'auteur juxtaposant reproductions de tableaux anciens avec des photos des mêmes lieux prises aujourd'hui. 



Partie de Gand, cette promenade mi-poétique mi-historique, rend hommage aux œuvres de Jan van Eyck et de Petrus Christus, « Dans cette Flandre qui vivait de la fabrication et du commerce des teintures et des étoffes […], il n'était pas possible que l'œil des peintres ne fût pas sollicité sans cesse par toutes ces violentes, lourdes et pleines harmonies » remarque Élie Faure (p24). Et l'auteur, de distiller par petites touches, toute la fascination et l'enchantement éprouvés en ces lieux. Sensualité de l'œil à Gand, puis quiétude poétique à Bruges, une ville presque hors du temps, célébrée notamment par la peinture des Primitifs, et celle du mystérieux Memling. Le contraste entre ces deux villes est également perceptible dans l'atmosphère – intime, presque secrète à Bruges, fière, et rebelle à Gand – qui se dégage de la photographie de François Goudier. On repense alors aux paroles de l'écrivain Marguerite Yourcenar, à sa « lente fougue flamande », dont l'écho se prolonge jusque dans l'architecture de la cité.




Nouvel appareillage, cette fois-ci pour Anvers, avec ses « quais de l'Escaut que l'on arpente comme dans un rêve, celui du souvenir de tableaux flamboyants » (p51). C'est la ville du grand Rubens, du commerce maritime, c'est aussi un pôle d'attraction pour les peintres: Dürer, Metsys et Bonnecroy et un écrin pour le Musée Royal inauguré en 1890. Écrin? Qui dit écrin, dit trésor, plaisir de l'œil partout sollicité, séduit et envoûté. Lumières du Nord certes, mais aussi ombres et variations infinies des tons sous les ciels immenses et délavés, ceux de la campagne d'Anvers, d'Amsterdam et d'Haarlem. Omniprésence de l'eau, sortilèges de la lumière, nulle part plus qu'à Amsterdam le sentiment de palimpseste visuel, un hors du temps de la peinture à la portée de tout regard attentif. Et l'on sent bien que l'attention est le maître mot de cette invitation au voyage et à l'introspection.


Une mention spéciale à cet égard pour le chapitre consacré à Rembrandt, à son œuvre, tout entière tournée vers « l'expression de l'âme, la dramaturgie de l'intelligence et du mystère » (p105). Impossible de résister à l'envie de revoir les tableaux du maître, certains au Rijksmuseum d'Amsterdam, de visiter sa maison-atelier entièrement restaurée. Difficile aussi de ne pas succomber au charme d'Haarlem – la ville de Frans Hals et de Pieter Saenredam – et à ses paysages tourmentés, ceux d'Hendrick Goltzius, de Salomon et Jacob van Ruisdael. Haarlem, tout comme Delft qui conclut cette promenade dans « Le pays où […] l'art transforme moins la nature qu'il ne l'absorbe par une espèce de sourde imprégnation » (Paul Claudel, p131). Et une fois arrivé dans la ville de Vermeer, comment ne pas être saisi par ce sentiment de temps suspendu dans l'absolu de la peinture? C'est ici que, selon Paul Claudel encore, on trouve la plus belle lumière de Hollande, ici que les peintres Fabritius, de Hooch et Vermeer ont ouvert symboliquement l'espace et tendu à la lumière un miroir où se refléter. Voir donc, mais que voir? Je renvoie le lecteur à la fin de cet excellent ouvrage, où sont proposés une bibliographie sélective ainsi qu'un carnet d'adresses qui recense, ville par ville, les musées, ateliers de peintres, cafés et monuments incontournables. « De Bruges à Amsterdam, lumières du Nord », un livre à contempler autant qu'à méditer.
 

«Voir est un art - Dix tableaux pour s'inspirer et innover»

«Voir est un art - Dix tableaux pour s'inspirer et innover», Christine Cayol (Éditions Village Mondial, 2004)

Rêver sans fuir:

Avec « Voir est un art », Christine Cayol signe là un ouvrage remarquable, tant par l'originalité du propos que par la simplicité du style. Ouvrage à tiroirs, qui non seulement invite à d'innombrables lectures, mais qui revendique une pertinence au-delà du champ restreint des amateurs d'art. Le ton est posé dès l'introduction, qui nous rappelle que « Il faut regarder, regarder et regarder encore. On est toujours en dessous de ce que l'on voit, pour autant qu'on sache le voir » (p7). Mais encore? Encore un ouvrage sur la peinture? Heureusement, non! Christine Cayol, philosophe de formation, qui se consacre désormais à la médiation culturelle, via son cabinet Synthesis, s'interroge au travers d'une lecture libre de dix tableaux célèbres, sur la pertinence et l'impact possible de l'art dans nos vies. Ou plus simplement: à quoi l'art sert-il? Question toute bête, mais qui a le mérite de sortir l'art du champ de l'analyse pour le faire entrer dans celui du sensible. Donc, nous voici prévenus: l'art est un exercice du regard, et le regard doit être éduqué, affiné, secondé si l'on veut par une approche sensible et curieuse. S'efforcer de partir du tableau pour remonter jusqu'à la source de la création. Rencontrer le créateur derrière l'œuvre, mais une fois là, surtout ne pas s'arrêter car le meilleur reste à venir. Le meilleur? 


Justement parce que l'auteur est si impliqué dans la vie professionnelle (le développement stratégique et humain en passant par le détour de l'art), son approche de la peinture est résolument pratique. Ce qu'elle suggère, c'est une démarche innovatrice (un mot qui revient très souvent dans le livre), une volonté face à la toile regardée de ne pas se laisser enfermer dans la contemplation, l'indifférence, voir le rejet, mais au contraire, aller plus loin. Cet ailleurs de la peinture n'est pas la chasse-gardée des spécialistes de l'art ou des esthètes: « voir est un art, pas un privilège » (p176), il ne tient qu'à chacun de nous de s'ouvrir à ce dialogue avec la peinture, de butiner et parfois même de s'enivrer de son nectar. Mais je m'emporte. Revenons donc au propos de Mme Cayol, et regardons d'un peu plus près ce à quoi elle nous convie. Le livre est divisé en en dix chapitres, chacun consacré à une toile célèbre (de «La Vierge au chancelier Rolin» de Jan van Eyck, en passant par «Le Bain Turc» de Jean-Dominique Ingres, pour finir avec «l'Esprit Catalan» d'Antoni Tàpies), et l'auteur, d'ailleurs fort instruit des théories de l'art, de nous guider dans l'espace de la création. Ouvrir en sa compagnie la fameuse «fenêtre albertienne» de l'espace pictural, soulever nos paupières assoupies par la saturation d'images, pour découvrir ce qu'il peut y avoir de novateur, de subversif (dans le sens créatif du terme, et non pas seulement contestataire), voire d'incroyablement fécond dans ces « mises en scène du réel qu'on appellera des œuvres » (p22). Christine Cayol insiste sur le désir d'ouverture du regard, qui passe par une nécessaire appropriation de l'œuvre via l'ensemble de nos sens. Bref, regarder est un art complexe et riche qui exige patience, curiosité, désir, ouverture vers l'autre, mais bien aussi une certaine dé-dramatisation du rapport à l'art.






Ne pas se laisser impressionner par «La Mer de Glace» de Caspar David Friedrich, par exemple, exige de l'audace, car il est assez évident que la peinture peut conduire au mutisme. Parler donc, mettre des mots sur le silence du regard, éprouver, dialoguer, choisir (ce qui me touche, m'enrichit, m'interpelle) saisir ce qu'il y a de novateur, d'utile, d'enrichissant, dans ce que je regarde. Ensuite, ne pas hésiter à s'inspirer de cette expérience pour enrichir sa propre vie, voir la partager avec d'autres, ce qui finalement revient à rêver, mais sans le refuge confortable de la fuite. Questions? Impossible de faire le tour du propos de ce livre avec des formules toutes faites, tant il y a de tiroirs, de lectures possibles et du livre et de la peinture. A ce sujet, on sent bien les affinités qu'à l'auteur avec la peinture espagnole. Velazquez, Picasso et Tàpies l'inspirent plus que Pollock ou van Eyck. Pour autant, Cayol a suffisamment de maîtrise de son sujet, pour dégager les lignes de force, les éléments porteurs de promesse contenus dans la peinture. Le style se veut limpide (et il l'est), même si on y retrouve sans peine les habitudes du philosophe de toujours porter plus loin son regard. 



Regarder. Voir. S'étonner. Accepter de recevoir. Et si « la vision crée le visible » (p74), alors il est permis d'attendre davantage de la peinture qu'un simple plaisir de l'œil. Davantage? Je ne résiste pas au plaisir de prolonger le dialogue avec cet excellent livre, en proposant qu'à tout prendre, si la peinture commence avec « l'invention d'un trouble » (p81), il y a donc fort à parier que les modalités du regard que nous posons sur elle ont forcément un impact sur nos vies. Finalement, la peinture enregistre, via notre regard, nos avancées dans l'univers du sensible, et l'auteur qui œuvre à la charnière du beau et de l'utile, nous fait sortir de son cadre en petites touches posées aux endroits stratégiques. Rêver sans fuir, les yeux grands ouverts donc, accueillir l'inédit, s'en inspirer pour enrichir sa vie et surtout accepter de ne pas toujours comprendre. Voir est un art, un exercice soutenu autant par l'attention que le désir, et c'est la mémoire de ce désir qui fait de la peinture un idéal intemporel tout autant qu'une aventure humaine.

Sunday, 14 March 2010

«Chardin, la matière heureuse»

 «Chardin, la matière heureuse», André Comte-Sponville, Éditions Adam Biro, 1999

La distance de l'amour:


Une exposition peut changer une vie. C'est avec ces simples mots que le philosophe André Comte-Sponville inaugure sa réflexion sur le peintre français Jean-Siméon Chardin (1699-1779). Une exposition? Celle consacrée à Chardin, au Grand Palais en 1979, sous le commissariat de Pierre Rosenberg, et que Mr Comte-Sponville visite presque par hasard, alors qu'il a vingt-sept ans. Le cadre est posé. Pour le reste, nous apprenons que l'auteur s'étonnera plus tard d'y avoir été aussi sensible, habitué qu'il était à l'être presque exclusivement à la littérature et à la musique. Nous apprenons également qu'à vingt ans, Mr Comte-Sponville a le dégoût facile, déteste les bourgeois, que le génie est une maladie exaltante, et que des peintres comme Le Greco, Van Gogh et Picasso, sont des voleurs de feu, dont l'art est vrai puisqu'il flirte avec la démesure, parfois même la folie. Bref, rien ne préparait moins l'auteur à tomber sous le charme de Mr Chardin. A moins d'une conversion profonde, non pas tant seulement à la peinture de Mr Chardin, mais plutôt à tout ce qui, chez ce peintre, accompagne l'acte de peindre. « Tranquillement, lumineusement » (p11) donc, le philosophe apprend à apprécier le peintre, apprend à regarder vraiment sa peinture, ce qui suppose se défaire des malentendus habituels qu'elle suscite. Parce qu'il fût et est encore célèbre, Chardin est plus vénéré que compris, plus encensé qu'aimé. Dont acte. Et sa biographie n'aide que très peu, à part pour se faire une idée plus précise de sa formation, de ses influences. Dire que Mr Chardin est « par excellence un peintre du XVIIIe siècle » (p17), que sa peinture « devra beaucoup aux maîtres flamands et hollandais du XVIIe siècle » (p17) - notamment pour les natures mortes-  ne rend pas compte de la dimension de mystère, de présence et d'amour qu'elle recèle.





« Chardin ou la matière heureuse »: pour un peintre qui aura vécu sous trois rois (Louis XIV, Louis XV et Louis XVI), connu les plus grands honneurs professionnels et suscité l'admiration des plus grands, de Diderot à Pigalle, en passant par Greuze et Fragonard, cet éloge de la matière semble de mise. Mais sans doute parce qu'il est un philosophe avant tout, Mr Comte-Sponville, a besoin de comprendre pourquoi il aime cette peinture si déroutante par son apparente simplicité, pourquoi l'intelligence et le savoir échouent à rendre compte de l'envoûtement, de ce mélange d'attente et d'attention extrêmes auquel nous cédons volontiers face à elle. S'approcher de Chardin, entrer dans l'intimité de sa peinture, requiert donc une certaine familiarité avec les théories de l'art et l'histoire du goût. L'auteur replace habilement Chardin dans son temps et évoque l'importance d'une certaine esthétique du sentiment, illustrée par le fameux « On se sert des couleurs, mais on peint avec le sentiment » (p41), lancé à un confrère jugé médiocre. L'ensemble de l'œuvre est abordé, non pas chronologiquement, ni même par genres, mais sous la forme d'un va-et-vient entre les tableaux importants, entendez ceux qui reflètent un rapport nouveau avec la peinture, le regard, le silence, le temps, le réel, ce que Mr Comte-Sponville appelle le « spinozisme naturel de Chardin » (p93). 



La qualité des reproductions en couleur soutient parfaitement le propos de l'auteur, qui est de nous aider à mieux aimer la peinture de Chardin. Aimer Chardin? Comte-Sponville parle de « vérité d'ensemble » (p46), et à propos des fameux retours de chasse, de « l'envie de pleurer, qui serait le goût même de la vie. Quelque chose d'atroce et d'infiniment doux » (p48). Émotion donc, devant cette dévotion au réel, devant cette évidente volupté dans l'acte de peindre, la complicité entretenue avec le silence, la parfaite harmonie entre la poésie du regard du peintre et son génie qui est, « outre le don ou la sensibilité de départ, un métier parfaitement abouti » (p80). L'auteur insiste sur le dialogue intime qui s'établit entre ce qui est regardé (le réel ou la matière, heureuse dans le cas de Chardin), ce qui est célébré (l'émotion d'exister) et enfin ce qui est éprouvé (le temps à l'état pur). Ainsi, ce que Chardin nous offre, c'est « une lumière, une paix, une évidence. Comme Mozart. Comme Vermeer » (p65). Distance de l'amour qui est illustrée dans le tableau « Une dame qui prend du thé », pour laquelle le philosophe parle de « contemplation aimante » (p88). A ce point, il n'est pas superflu de préciser que la métaphysique matérialiste, l'éthique humaniste et la spiritualité sans Dieu de Mr Comte-Sponville trouvent un écho favorable dans la peinture de Chardin, particulièrement ses natures mortes. Il s'émerveille devant ce sentiment de « perpétuel état des choses » (p91), ce « recueillement devant le réel » (p94), et devant le tableau « Le bénédicité » est ému par « tant de beauté, tant de pénétration » (p96). 


Mais sans doute, est-ce la fin de l'ouvrage qui mérite le plus d'éloges, par la beauté de l'hommage rendu à la peinture de Chardin. Trouver l'heureuse distance de l'amour n'est pas chose facile, mais le pari est tenu avec l'auteur qui sait faire partager son enthousiasme, tout en offrant des clés de lecture pertinentes et profondes. Son analyse du tableau « L'enfant au toton », est un modèle de déclaration d'amour au génie de Chardin, le ravissement éprouvé devant ce « je ne sais quoi d'absolument simple, de sublimement élégant, on dirait du Haydn, quelque chose comme une grâce, comme une pureté, comme un repos » (p103). Si une exposition peut changer une vie, il est évident qu'un livre le peut aussi. Avec « Chardin ou la matière heureuse », Mr Comte-Sponville signe là un livre à la beauté sereine, un exemple parfait de contemplation aimante, un moment d'attention pure devant la célébration du réel. Il y a dans le regard porté sur cette peinture suffisamment de gratitude et de perspicacité pour inciter le lecteur à (re)découvrir Chardin. Mais on y trouve également l'évidence silencieuse de cette peinture qui ne prétend rien, sinon éclairer et accompagner l'émotion d'exister.