Monday, 15 March 2010

«Voir est un art - Dix tableaux pour s'inspirer et innover»

«Voir est un art - Dix tableaux pour s'inspirer et innover», Christine Cayol (Éditions Village Mondial, 2004)

Rêver sans fuir:

Avec « Voir est un art », Christine Cayol signe là un ouvrage remarquable, tant par l'originalité du propos que par la simplicité du style. Ouvrage à tiroirs, qui non seulement invite à d'innombrables lectures, mais qui revendique une pertinence au-delà du champ restreint des amateurs d'art. Le ton est posé dès l'introduction, qui nous rappelle que « Il faut regarder, regarder et regarder encore. On est toujours en dessous de ce que l'on voit, pour autant qu'on sache le voir » (p7). Mais encore? Encore un ouvrage sur la peinture? Heureusement, non! Christine Cayol, philosophe de formation, qui se consacre désormais à la médiation culturelle, via son cabinet Synthesis, s'interroge au travers d'une lecture libre de dix tableaux célèbres, sur la pertinence et l'impact possible de l'art dans nos vies. Ou plus simplement: à quoi l'art sert-il? Question toute bête, mais qui a le mérite de sortir l'art du champ de l'analyse pour le faire entrer dans celui du sensible. Donc, nous voici prévenus: l'art est un exercice du regard, et le regard doit être éduqué, affiné, secondé si l'on veut par une approche sensible et curieuse. S'efforcer de partir du tableau pour remonter jusqu'à la source de la création. Rencontrer le créateur derrière l'œuvre, mais une fois là, surtout ne pas s'arrêter car le meilleur reste à venir. Le meilleur? 


Justement parce que l'auteur est si impliqué dans la vie professionnelle (le développement stratégique et humain en passant par le détour de l'art), son approche de la peinture est résolument pratique. Ce qu'elle suggère, c'est une démarche innovatrice (un mot qui revient très souvent dans le livre), une volonté face à la toile regardée de ne pas se laisser enfermer dans la contemplation, l'indifférence, voir le rejet, mais au contraire, aller plus loin. Cet ailleurs de la peinture n'est pas la chasse-gardée des spécialistes de l'art ou des esthètes: « voir est un art, pas un privilège » (p176), il ne tient qu'à chacun de nous de s'ouvrir à ce dialogue avec la peinture, de butiner et parfois même de s'enivrer de son nectar. Mais je m'emporte. Revenons donc au propos de Mme Cayol, et regardons d'un peu plus près ce à quoi elle nous convie. Le livre est divisé en en dix chapitres, chacun consacré à une toile célèbre (de «La Vierge au chancelier Rolin» de Jan van Eyck, en passant par «Le Bain Turc» de Jean-Dominique Ingres, pour finir avec «l'Esprit Catalan» d'Antoni Tàpies), et l'auteur, d'ailleurs fort instruit des théories de l'art, de nous guider dans l'espace de la création. Ouvrir en sa compagnie la fameuse «fenêtre albertienne» de l'espace pictural, soulever nos paupières assoupies par la saturation d'images, pour découvrir ce qu'il peut y avoir de novateur, de subversif (dans le sens créatif du terme, et non pas seulement contestataire), voire d'incroyablement fécond dans ces « mises en scène du réel qu'on appellera des œuvres » (p22). Christine Cayol insiste sur le désir d'ouverture du regard, qui passe par une nécessaire appropriation de l'œuvre via l'ensemble de nos sens. Bref, regarder est un art complexe et riche qui exige patience, curiosité, désir, ouverture vers l'autre, mais bien aussi une certaine dé-dramatisation du rapport à l'art.






Ne pas se laisser impressionner par «La Mer de Glace» de Caspar David Friedrich, par exemple, exige de l'audace, car il est assez évident que la peinture peut conduire au mutisme. Parler donc, mettre des mots sur le silence du regard, éprouver, dialoguer, choisir (ce qui me touche, m'enrichit, m'interpelle) saisir ce qu'il y a de novateur, d'utile, d'enrichissant, dans ce que je regarde. Ensuite, ne pas hésiter à s'inspirer de cette expérience pour enrichir sa propre vie, voir la partager avec d'autres, ce qui finalement revient à rêver, mais sans le refuge confortable de la fuite. Questions? Impossible de faire le tour du propos de ce livre avec des formules toutes faites, tant il y a de tiroirs, de lectures possibles et du livre et de la peinture. A ce sujet, on sent bien les affinités qu'à l'auteur avec la peinture espagnole. Velazquez, Picasso et Tàpies l'inspirent plus que Pollock ou van Eyck. Pour autant, Cayol a suffisamment de maîtrise de son sujet, pour dégager les lignes de force, les éléments porteurs de promesse contenus dans la peinture. Le style se veut limpide (et il l'est), même si on y retrouve sans peine les habitudes du philosophe de toujours porter plus loin son regard. 



Regarder. Voir. S'étonner. Accepter de recevoir. Et si « la vision crée le visible » (p74), alors il est permis d'attendre davantage de la peinture qu'un simple plaisir de l'œil. Davantage? Je ne résiste pas au plaisir de prolonger le dialogue avec cet excellent livre, en proposant qu'à tout prendre, si la peinture commence avec « l'invention d'un trouble » (p81), il y a donc fort à parier que les modalités du regard que nous posons sur elle ont forcément un impact sur nos vies. Finalement, la peinture enregistre, via notre regard, nos avancées dans l'univers du sensible, et l'auteur qui œuvre à la charnière du beau et de l'utile, nous fait sortir de son cadre en petites touches posées aux endroits stratégiques. Rêver sans fuir, les yeux grands ouverts donc, accueillir l'inédit, s'en inspirer pour enrichir sa vie et surtout accepter de ne pas toujours comprendre. Voir est un art, un exercice soutenu autant par l'attention que le désir, et c'est la mémoire de ce désir qui fait de la peinture un idéal intemporel tout autant qu'une aventure humaine.

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