Sunday 16 May 2010

«Ateliers de lumière»

«Ateliers de lumière», Sylvie Germain, Desclée de Brouwer, 2004


A l'orée du visible:


Ouverture. «La lumière est aux peintres ce que le chant des mots est aux poètes, la mélodie du silence aux musiciens: la source et l'horizon de leur désir, le foyer de l'amour qui les lancine et les met perpétuellement en chemin, en tension, en appel.»(p10, 11). Se tenir sur le seuil. De l'atelier du peintre, de celui de la lumière, du miracle de la vision. Ateliers de lumière. Celle de trois peintres: Piero della Francesca, Johannes Vermeer et Georges de La Tour. Avec «Ateliers de lumière», Sylvie Germain, romancière par vocation et philosophe de formation, nous fait ici le don inestimable d'un livre à la fois très inspiré - j'ai envie d'écrire, intime - et à portée universelle. Pourquoi universelle? En regardant à nouveau ce que ces peintres ont vu, et qui ont tous en commun d'être des disciples de la lumière, Sylvie Germain souligne par là même la dimension ontologique de la peinture. Trois regards, trois quêtes et trois visitations de la lumière, dans ces ateliers dont l'auteur a franchi pour nous le seuil.


L'ouvrage qui commence par le récit des origines: «Que la lumière soit, et la lumière fut.» (p7), introduit le compagnonnage inévitable de l'obscurité et de la lumière, leur poids de chair et de rêve, entre les mains du peintre. Car pour Sylvie Germain, «La lumière a un grain, comme la peau, une étoffe...» (p9), et il s'ensuit que sa présence ne relève donc pas seulement de l'abstraction et que le peintre est tout à la fois œil et main, visionnaire et orpailleur. Pour autant, la lumière demeure insaisissable et c'est justement sa quête toujours renouvelée, vers son mystère inépuisable, qui éclaire les pages de ce livre. 


Premier atelier: celui de Piero della Francesca (1412-1492), le peintre du «Songe de Constantin» (1452-1458), celui que Sylvie Germain qualifie de «peintre à la luminosité radieuse.» (p12). Le choix d'un «nocturne», d'une peinture que l'auteur qualifie de «stance de nuit» (p12), pour inaugurer ces ateliers de lumière peut surprendre. Mais sans doute est-ce pour mieux nous révéler la part de lumière, le miracle de sa présence, au cœur de cette inquiétante obscurité. Piero, celui que l'on surnomma le peintre mathématicien, se fait ici poète pour mieux accueillir la vision suggérée par le songe de l'empereur endormi. Vision est d'ailleurs un mot qui revient très souvent dans le livre. Vision: «sens dédié à la perception de la lumière»*, et qui, sous la plume de Sylvie Germain, transforme le travail du peintre en une rencontre éblouie et bouleversante. A ce point, il faut souligner que les éditions Desclée de Brouwer ont accompli un excellent travail de mise en page et de qualité des reproductions, toutes en couleur. Les peintures éclairent le texte et permettent un va et vient fécond entre la peinture et l'écriture. Piero chante «un poème visuel nimbé d'une clarté à la douceur incomparable.» (p20), il éclaire pour nous ce moment unique, «ce point de tangence entre le visible et l'invisible.» (p24). Et c'est par la porte dérobée du songe- celui de l'empereur et celui du peintre- que nous sommes alors conviés à cette épiphanie, à l'orée du visible et de l'Inespéré.





Deuxième atelier: celui de Johannes Vemeer (1632-1675), celui que l'on a surnommé le «Sphinx de Delft». Et avec Vermeer, la peinture, plus que jamais, se tient entre patience et songe de lumière. Patience, pour offrir au visible la halte d'un regard. Songe, pour y recevoir le don de connivence avec la lumière. Car Vermeer tient autant du peintre que du magicien. Il est celui qui transfigure, celui par lequel s'opère «la dramaturgie de l'invisible.» (p37). C'est le peintre de la lumière, celui qui ne fit rien d'autre que d'en sonder le mystère, de toile en toile, de signe en signe, dans un «dialogue avec la voix très nue de la lumière. Dialogue entre le temporel et l'éternité.» (p40). C'est aussi le peintre avec lequel Sylvie Germain a le plus d'affinités. Elle lui consacre d'ailleurs plus de cinquante pages, toutes bruissantes de l'amour et de l'admiration qu'elle lui porte. Et Sylvie Germain d'interroger sans relâche cette peinture, qui se regarde autant qu'elle s'éprouve. Sylvie Germain parle «d'un espace mental construit par la lumière [et qui] s'approfondit ainsi d'un autre espace, encore plus subtil et troublant: un espace spirituel.» (p46). Espace pictural et spirituel, espace bruissant de tous ces signes, indices de l'ailleurs, du dehors, qui curieusement ne pénètrent jamais dans l'atelier de Vermeer. Ainsi déposés sur dix tableaux du maître, ces glyphes lumineux témoignent du passage de la lumière dans l'atelier du peintre. Ils sont «l'œuvre de Vermeer, [qui est] un arrêt au bord extrême du visible, de la lumière et des couleurs; à la lisière, donc, de l'invisible et de la nuit.» (p75).


Troisième atelier: celui de Georges de La Tour (1593-1652), dit le Maître des Nuits ou encore le Maître des Chandelles. Probablement le plus énigmatique de ces trois peintres, celui sur lequel nos yeux d'aujourd'hui ne se posent qu'avec maladresse. Qui est Georges de La Tour? Sylvie Germain là encore, se tient sur le seuil de l'atelier du maître. Mais cette fois-ci, on sent bien que ce n'est pas seulement par respect pour l'œuvre sur le point de s'accomplir. Il y a une certaine distance entre les Madeleine que Georges de La Tour révèlent à la lumière, et le regard portant admiratif, de l'auteur. Quatre Madeleine, quatre «nocturnes», pour dire l'infinie solitude de celle qui «sonde à la lueur d'une veilleuse les gouffres de la nuit.» (p80). Georges de La Tour peint la nuit avec la lumière, il peint le mystère insondable de notre condition. Et Sylvie Germain de préciser «qu'il ne s'agira donc pas ici de porter sur ces tableaux un regard critique, mais bien plutôt un regard contemplatif soumis à la lenteur du songe en clair-obscur qui s'y trame en silence.» (p79). Contemplation et amour, j'ai envie d'écrire, compassion. Tout, dans la peinture des Madeleine, incite à l'élan, le don et l'étonnement devant ce que la lumière du peintre nous donne à voir. Une fois franchi le double seuil: celui de la conversion et du repentir, et celui du regard désormais éclairé de l'intérieur, nous voici rendus, grâce au talent de Sylvie Germain, «à l'orée d'une grande et terrible merveille [...] le noir désert du renoncement et de l'oubli de soi.» (p96).


*Wikipedia.org

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