«Paysage avec les cendres de Phocion recueillies par sa veuve», 1648, Nicolas Poussin, Huile sur toile, 116x 176 cm, Walker Art Gallery, Liverpool
Il y a la ville. Ses temples, ses monuments, ses villas. Son agitation perpétuelle, avec ses cortèges d'hommes, de marchands, de soldats. Sa chaleur, ses routes poussiéreuses, ses processions de fidèles se rendant au temple pour y déposer leurs offrandes. Une journée dans la chaleur de son agitation. Une journée dans la fraîcheur de ses jardins, de ses bains, offerts aux voyageurs contre une modeste obole. Une journée à Mégare, dans la perfection de sa cité. Et dehors, presque à sa lisière, une autre histoire s'écrit. Un autre destin. Dans la solitude et le silence. Exil.
«La mort, le désarroi, la puissance
Que m'importe?
Ce sont toujours les mêmes gestes,
timides ou amples
inlassablement esquissés
J'ai été saisi par l'avancée de la nuit
si prestement»*
Dans «Paysage avec les cendres de Phocion recueillies par sa veuve», peint en 1648, et exposé à la Walker Art Gallery à Liverpool, Nicolas Poussin (1594-1665) nous offre un tableau à la poésie grave et sévère, emprunté à la «Vie des hommes illustres» (XVIII) de Plutarque (46-125). Phocion était un général athénien (402-318 av J.C.), injustement accusé de trahison et forcé, tout comme Socrate, à boire la ciguë. Pour ajouter à sa disgrâce, la cité d'Athènes ordonna que son corps fut transporté hors de ses murs et incinéré à Mégare. Poussin choisit de représenter le moment où sa veuve, aidée d'une servante qui fait le guet, recueille pieusement les cendres de son époux.
Si «Paysage avec les cendres de Phocion recueillies par sa veuve», s'inscrit bien dans la lignée du paysage idéal, initié par le peintre italien Annibal Carrache, c'est aussi un tableau qui porte en lui une nouvelle vision du monde, à travers un rapport plus réfléchi avec la nature. L'art, c'est la recherche passionnée du beau et du vrai, et la nature fait partie de cette esthétique du naturel. Mais pour Poussin, il ne s'agit plus uniquement de célébrer la nature, en faisant du paysage un genre à part entière, détaché du prétexte de l'anecdote. Sous le pinceau du peintre, la nature devient le théâtre de la destinée de l'homme. Ses paysages qui s'adressent avant tout à l'esprit et non à l'oeil, sont le reflet de cette tension entre le monde de l'homme et celui indifférent de la nature. Ainsi, se lit «Paysage avec les cendres de Phocion recueillies par sa veuve», où le destin de Phocion, pourtant héroïque, est inscrit dans le cadre d'une nature désormais épurée et privée de pittoresque.
«Avant cela, je sais bien que j'avais un nom
Avec lequel j'aurais pu guerroyé, festoyé,
connaître maintes voluptés
Mais il est tombé dans l'oubli
et ne manque à personne»*
On a beaucoup écrit sur «Paysage avec les cendres de Phocion recueillies par sa veuve», qui d'ailleurs a un pendant, «Paysage avec les funérailles de Phocion», exposé à Cardiff, au pays de Galles. Peut-être Poussin y fait-il référence à la révolte de la Fronde (1648-53), qui sévit alors en France? Ou bien, est-ce une méditation sur les aléas du pouvoir et la conception stoïcienne de l'existence? Poussin est un peintre instruit et qui a beaucoup réfléchi sur son art. Avec lui, la tentation est grande de ne voir dans ses tableaux, y compris ses paysages, que des exercices savants d'une pensée visuelle. Parce que sa peinture est savamment orchestrée, dans la plus pure tradition du clacissisme français, il est parfois difficile de voir au-delà de sa perfection formelle. Sa peinture est d'ailleurs contemporaine des jardins à la française, telle que définis par Le Nôtre. Ordre, équilibre et beauté. Et ce qui n'appartient qu'à Poussin: les suprêmes harmonies.
Mégare, dans une lumière dorée, presque mielleuse, de fin d'après-midi. Premier plan: deux femmes sur le qui-vive. Elles sont dans le temps de la crainte et de l'isolement. Second plan, les citoyens de la cité vaquent à leurs occupations, dans la quiétude et la satisfaction que leur procure la maîtrise de la nature. Arrière plan: la ville se révèle comme un joyau dans son écrin de verdure. Perché sur un promontoire, le temple dans sa beauté austère. Mais plus haut, deux pics rocheux le dominent, comme pour rappeler à l'homme que son empire sur le monde naturel n'est que provisoire. Pour accéder à la ville haute, il faut gravir le chemin qui serpente jusqu'au fond du tableau. L'œil est ainsi guidé dans l'architecture interne du tableau, entre horizontales et verticales; un itinéraire qui va du temporel à l'intemporel, du monde sensible à celui des idées. Mais cette scénographie implicite ne serait rien sans le génie du peintre. C'est lui qui, de son pinceau introduit ce jeu subtil entre la matière et l'esprit, entre l'éphémère et l'éternel. C'est lui qui infuse dans ses paysages une âme poétique, comme un écho à sa propre pensée. Mégare, chaleur et poussière. L'éternité.
* Ubac, Ariane Kveld Jaks