Tuesday, 22 November 2011

Exil

Me voici partie
vers le Cap des Mangues
dans la moiteur des soutes



Déjà l'horizon
fait claquer ses voiles
rameute ses alizés



Le soir en mer
son aisselle parfumée
t'absout dans l'air immense








Ta soif se perd
dans les jardins à thé
l'ambre rouge de l'exil




Ni d'ici
ni de là-bas
les vents soulèvent ta poitrine



Un chant
gonfle le hunier
y porte la rumeur du monde



Vigile
je recueille à tes lèvres
l'orchidée de la nuit


Monday, 21 November 2011

Mousson

Grand cocon de jade
bois flottant
dans les vapeurs d'encens


De minuscules conques
se détachent de tes flancs
comme un atoll de larmes   


Les nuages bas
dans le ciel pourpre
 ont un goût d'iode et de thé anglais



Face au vide au plein
le chant des rizières
balayées par les vents de la mousson



Ils soufflent
sur les terrasses sombres
vidées de ses fumeurs d'opium








La nuit s'est écoulée d'un trait
sa clepsydre
diamant noir dans l'infini du temps



Voyageur au visage cerné de lierre 
et de lune
extase fugace
dans un coin de ma mémoire



Un souvenir surgit
sans crier gare
son parfum se retourne dans tes draps



Saveur d'orage
Qui donc t'attend à Darjeeling?


Sunday, 13 November 2011

«L'heure bleue»


«Le rêve de l'eunuque», 1874, Jean-Jules Antoine Lecomte du Nouÿ, huile sur panneau, 39, 3 x 65, 4 cm, Cleveland Museum of Art, USA




Le soleil s'est couché depuis longtemps. La nuit s'est posée tout doucement sur la ville, comme un long drap de soie, dont les pans caressent mon visage et mon corps. Maintenant, la ville répand son parfum, toujours le même: une gerbe de roses, d'iris, de violettes, de vanille et de musc. Suave, enveloppant et mystérieux, à la fois profond et éphémère, hors d'atteinte. Comme Zélide, si belle dans la perfection de sa beauté, de ce corps intacte et si désirable. Zélide, que j'aime. Zélide, qui ne m'est pas destinée. Le chandoo* est bon ce soir, pas trop lourd. Je n'ai plus froid. J'entends mon cœur qui bat de plus en plus lentement, tout s'éloigne de moi, dérive au loin. Je suis là pourtant, comme chaque nuit, revenu sur la terrasse, en haut de la ville. J'y viens quand tout le harem s'est enfin endormi et que je n'ai plus à veiller sur les femmes. Quand Usbek a fait son choix pour la nuit et que mon cœur déborde de joie que ce ne soit pas Zélide. Pas cette fois-ci, du moins. Attendre, espérer et par le rêve la rejoindre, à l'heure bleue.








«Le rêve de l'eunnuque», 1874, est un tableau du peintre orientaliste français, Jean-Jules Antoine Lecomte du Nouÿ (1842-1923) exposé au musée de Cleveland, aux USA et dont le petit format, inhabituel pour ce type de peinture, semble parfaitement adapté au caractère intime, voire érotique du sujet. «Le rêve de l'eunnuque» est inspiré du roman épistolaire «Les lettres persannes», du philosophe et écrivain français Montesquieu (1689-1755). Le peintre a choisi d'illustrer la Lettre N. 53, dans laquelle Zélis, l'une des cinq épouses du seigneur Usbek, évoque l'amour de l'eunnuque Cosrou pour l'esclave Zélide. Zélis rapporte la demande en mariage de Cosrou et demande l'avis d'Usbek sur cette question: «Jamais passion n'a été plus forte et plus vive que celle de Cosrou, eunnuque blanc, pour mon esclave Zélide». Lecomte du Nouÿ étudia les beaux-arts dans l'atelier de trois maîtres prestigieux: Charles Gleyre, Émile Signol et Jean-Léon Gérôme. C'est grâce à ce dernier que le peintre entreprend le premier d'une série de longs voyages en Orient, qui le mèneront notamment en Turquie, Grèce, Égypte, au Soudan et finalement en Roumanie où il séjournera pendant sept ans. 




Dans «Le rêve de l'eunnuque», on retrouve le style si particulier de l'artiste, un mélange insolite entre la grande précision historique, la poursuite du beau idéal, un penchant pour les atmosphères inquiétantes, les éclairages dramatiques ou mélancoliques, une tension érotique, combinée à une attirance évidente pour le rendu des paradis artificiels à la Baudelaire. Mais le peintre partage aussi avec les peintres Orientalistes: un goût prononcé pour les mythes, la subjectivité individuelle, un certain colonialisme de l'esprit, le dépaysement visuel, celui de la transgression sociale et sexuelle; la saturation des couleurs, une grande habileté dans le dessin, proche parfois de la cocasserie et du kitsch, la mise en scène de contrées ou cultures, plus rêvées que réelles et bien sûr celui de l'exotisme, manifesté dans le souci extrème du détail qui fait vrai. Le vrai, le beau et l'imaginé. 




En regardant de plus près, «Le rêve de l'eunnuque»,on y retrouve tous les éléments plastiques chers à Lecomte du Nouÿ. La mise en scène d'une histoire, qui emprunte à la littérature française, ici «Les lettres persannes», mais aussi à la littérature arabe, là «Les Mille et une Nuits», une réappropriation des principes du classicisme, qui se définit par une certaine théâtralisation de l'histoire, mêlée à des influences poétiques, voire oniriques. En effet, comment ne pas voir dans «Le rêve de l'eunnuque», une fantaisie visuelle, peut-être elle aussi, induite par l'usage des drogues? Ici, le peintre est celui qui élabore de minitieuses visions, qui se situent précisément à la croisée de la fiction narrative et de la pure puissance visuelle. Une peinture qui n'existe jamais autant que lorsqu'elle échappe aux définitions, aux ancrages de l'esprit, une peinture interstitielle en quelque sorte. 




Car pour Lecomte du Nouÿ, l'Orient est un passé chronologiquement distant, rencontrant un présent géographiquement lointain. Le vrai, le beau et l'imaginé: la fable visitant le rêve, le récit dans la vision. Enchâssement des destins, des récits et du temps. Miroir du peintre tendu à la nuit d'un homme, que tout isole de ses semblables. Combien d'heures et de nuits passées là-haut sur la terrasse, à désespérer, à rêver de la belle Zélide, à voir tout ce qui aurait pu être ou ce qui n'est visible qu'en fermant les yeux? «Le rêve de l'eunnuque», serait-il le mirage de tout un genre – l'Orientalisme – la recherche éperdue du beau idéal, de l'autre encore si proche de la source, tous deux uniquement accessibles dans ces paradis artificiels, dans les volutes d'un bleu profond, hypnotique et surnaturel d'une nuit d'Orient?




«Il fait nuit mon amour et il fait nuit
Sur le toit et sous le vent de la demeure
Dans le cœur et dans le corps et il fait nuit
Dans les bras et dans les jambes et nuit
Dans l'œil de l'homme avec le feu de sa paupière» **




Si «Le rêve de l'eunnuque», n'est pas à proprement parler une miniature, son petit format incite à l'introspection, mais aussi à y regarder de plus près, à pénétrer dans le tableau. Le faisons-nous, que nous découvrons alors un monde plastiquement cohérent où tout semble à sa place, parce que le fruit parfait de la précision historique et topographique, mais surtout celui d'un univers en soi, vraiment vu. Pour Lecomte du Nouÿ qui a beaucoup voyagé en Orient, il s'agit avant tout d'offrir à notre délectation, une image vraie de ces contrées lointaines. Sur la terrasse où vient se délasser Cosrou, l'artiste nous montre une vue topographiquement exacte du Caire. Sur fond de nuit orientale, nous apercevons la mosquée du sultan An-Nâsir Al Asan (1334-1361), dominant de ses 155 m de hauteur, le reste de la ville. L'artiste la reproduit telle que Cosrou la voit, c'est à dire vue de sa facade arrière, avec ses deux minarets, dont le plus haut culmine à 81,6 m. Approchons davantage, que voyons-nous à présent? 




Le tapis, les coussins, la table marquetée, la théière, la coupe de fruits, les babouches, le cimeterre accroché au-dessus de la tête de l'eunnuque et enfin la chibouque, cette pipe à long tuyau, d'origine turque, taillée dans le bois de jasmin ou de merisier. Pour veiller sur Cosrou perdu dans les fumées d'opium, Lecomte du Nouÿ a choisi le héron, cet oiseau prédateur à la vigilance infaillible et qui chez les Égyptiens est vénéré en tant que créateur de la lumière, ainsi que la main rouge de Khomssa, à gauche, sur la pierre de la terrasse et qui pour les Arabes, repoussent les démons. Réalité donc, mais aussi présence de la fable, avec la vision de l'eunnuque: la belle Zélide et le putto, tous deux échappés du foyer de la pipe, tels des djinns*** dans un conte des «Mille et une nuits». Zélide qui danse, seulement vêtue d'un voile transparent, tandis que le putto, en lieu et place de l'arc et de la flèche de Cupidon, est représenté avec un couteau et assis sur un bol de barbier, les deux objets, rappels douloureux de la condition de l'eunnuque. Nuit d'Orient. Qui de l'artiste, de l'eunnuque ou du spectateur, rêve le plus? Et cette nuit, qu'abrite t-elle vraiment? 




Quelle belle nuit étoilée! L'air sent si bon, comme toujours. Est-ce son parfum dont je me délecte nuit après nuit, ou bien celui de Zélide, ma bien-aimée? Rose, fleur d'oranger, iris, violette, vanille, musc et la douce saveur du beg armudi, la bergamote comme le disent les marchants venus de Sicile. Ce sont les femmes du harem qui m'ont appris à aimer les parfums. Toutes ces senteurs me guérissent de bien des choses. Grâce à elles, mon esprit voyage au-delà des mers et même du temps. J'y retrouve Zélide, qui m'a avoué son désir de goûter au beg armudi, juste une fois. Je suis allé en voler un pour elle et le lui ai donné, après le bain. Elle m'a remercié des yeux et je sais maintenant que ce secret nous a rapprochés. Parfois, quand je ferme les yeux, je vois le visage d'un homme inconnu de moi. Il me regarde, sans me regarder vraiment. On dirait que lui aussi rêve. Mais de quoi, de qui? 




C'est un homme savant et riche, comme Usbek mon seigneur. J'ignore pourquoi, mais je me sens proche de lui. La vie est donc bien étrange, cruelle, belle et mystérieuse à la fois. Et le temps d'une vie ne suffit pas à tout voir, tout ressentir. Qu'y étais-je avant de devenir Cosrou, l'eunnuque? Maintenant, la lumière de la nuit imprègne l'atmosphère d'un voile bleuté. Il fait doux, le temps est suspendu. Autour de moi, le silence est une ouate dans laquelle je me sens enfin en paix. Le soleil s'est couché au château de la Brède, en France. Tout doucement, le ciel se teinte du velours de la nuit. Comme souvent à cette heure-ci, le baron de Montesquieu s'endort à sa table de travail. Et comme cela lui arrive de plus en plus souvent désormais, il rêve à cet homme inconnu venu de l'Orient. Un homme seul dans le bleu de la nuit, un homme allongé sur une terrasse, au-dessus d'une ville d'Orient. qui rêve à une femme et dont le cœur est rempli de tristesse. Un homme ici, un homme là-bas, un rêve, une nuit, toujours la même, profonde, mystérieuse et lointaine. Silence alentour. L'heure bleue répand son indicible parfum sur les pinceaux du peintre, Jean-Jules Antoine Lecomte du Nouÿ. 




* Opium à fumer
** «Longue feuille du cristal d'octobre», in «Fièvre et Guérison de l'Icône», p37, Salah Stétié, Editions Unesco & Imprimerie Nationale, 1998
*** Créature surnaturelle habitant la terre