Sunday, 4 December 2011

«Le rythme du monde»


«L'Averse à Shôno - Haku-u», 1833-34, Utagawa Hiroshige, estampe Oban yoko-e (37 x 25, 5 cm), Éditions Takenouchi Magohachi Hôeidô, Edo




Ima ame ga futtemasu! Ame! Ame! * Le peintre Utagawa Hiroshige court sur le sentier de montagne noyé sous l'averse, le long de la rivière Suzuka. La pluie et le vent qui s'abattent en rafales, font claquer son manteau de paille, le soulèvent presque par instants, le faisant ressembler à un baku, une tente mal arrimée au sol. Utagawa se presse pour rejoindre son escorte qui s'est réfugiée en contrebas, avec hommes et chevaux. Les mettre à l'abri eux d'abord, les hommes ensuite. Aucune monture ne doit souffrir des intempéries, car elles sont toutes destinées à l'empereur Ninkô, cadeau rituel du Shôgun Ienari Tokugawa. Utagawa a reçu la mission d'accompagner l'une de ces montures depuis Edo jusqu'à Kyôto, la capitale impériale. Il doit également fixer par son art, les différentes cérémonies prévues à l'arrivée, à Kyôto. 




Mais ce n'est pas cela qui fait vibrer le cœur d'Utagawa, non, loin s'en faut. Ce qui lui donne vraiment des ailes, c'est de reprendre la «Route de la mer de l'Est», avec ses carnets de croquis et son bâton de pèlerin. Voyager, contempler toutes ces beautés naturelles: la mer, la montagne, les fleuves, mais surtout Utagawa se réjouit à l'avance des intempéries à venir, car c'est cela qui l'intéresse le plus. Capter les effets d'atmosphère, les variations les plus infimes de la lumière, les phénomènes climatiques et l'agitation humaine, le petit dans le grand, l'éphémère dans l'éternel. 










«Les Cinquante-trois relais du Tôkaidô - Tôkaidô Gojûsan-tsugi», recueil d'estampes publié conjointement par les éditions Sensakudô et Hôeidô en 1833-34, au retour du voyage d'Hiroshige sur la Route du Tôkaidô, eut un succès immédiat et fit de l'artiste, le peintre de paysages le plus célèbre du Japon. Cette suite topographique qui sera tirée dans la seule édition de Hôeidô, à plus de 10 000 exemplaires, consacre également le succès de l'estampe de paysage dîte Fûkei-ga et du genre majeur de l'Ukiyo-e,ou estampe du monde flottant. Monde flottant, mouvant, suspendu entre ciel et terre: Ukiyo-e. 




À l'origine, le terme Ukiyo est un concept bouddhiste qui fait référence au caractère transitoire de l'existence terrestre, où toute joie est nécessairement fugace et teintée de mélancolie. Ce n'est qu'au cours du 17ème siècle, alors que commence le long shogunat de la période Edo (1603-1868), que le mot prend un sens totalement nouveau. Ukiyo en vient alors à désigner tous les plaisirs évanescents de la vie, mais qu'il faut savoir saisir. Le pays est désormais pacifié et prospère et une nouvelle classe sociale, les Chônin, bourgeoisie marchande et citadine, se crée ses propres modes de divertissement, ainsi que sa culture artistique, principalement à Edo, la capitale shogunale.





Le terme Ukiyo-e, dans sons sens nouveau – image du monde flottant – apparaît pour la première fois en 1665, dans «Les Contes du monde flottant: Ukiyo Monogatari» d'Asa Ryoi. Dans sa préface, l'auteur définit ce qu'est l'Ukiyo-e:




«Vivre uniquement le moment présent,
se livrer tout entier à la contemplation
de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier
et de la feuille d'érable... ne pas se laisser abattre
par la pauvreté et ne pas la laisser transparaître
sur son visage, mais dériver comme une calebasse
sur la rivière, c'est ce qui s'appelle ukiyo.
» **




L'Ukiyo-e ainsi défini, renvoit donc à cette école picturale et forme d'art populaire, véhiculée par l'estampe et qui reflète la nouvelle demande artistique de la bourgeoisie urbaine marchande, mais aussi celle des samouraïs oisifs, majoritairement localisés à Edo. L'Ukiyo-e qui bénéficie du développement de l'art de l'estampe au 18ème siècle, ne désigne donc pas un lieu, réel ou imaginaire, mais un état d'esprit, une façon de considérer l'existence humaine. Mélange insolite entre la notion bouddhiste d'impermanence des choses et celle de l'évocation des plaisirs terrestres. La vie qui passe sous nos yeux, ses joies et ses plaisirs, son mouvement éternel et irrépressible, son rythme. Le rythme du monde. 




Quand Hiroshige réalise «Les Cinquante-trois relais du Tôkaidô», sa renommée est déjà bien établie. Trois ans auparavant, il a publié: «Lieux célèbres de la capitale de l'Est». Il voyage beaucoup dans le pays et ramène à chacun de ses périples, des carnets de croquis, des esquisses, des poèmes et des journaux. Le pays est alors en pleine mutation: les transports et le commerce se développent, facilitant les voyages, ainsi que les pélerinages dans les lieux sacrés du Shintoïsme. La demande pour les Meisho-e, vues de paysage et les Meisho-ki, guides de voyages, augmente également, en partie grâce à la popularité des peintres de paysage, Katsushika Hokusai (1760-1840) et Utagawa Hiroshige (1797-1858). 




Shizen. Nature. Le regard qu'Hiroshige porte sur la nature, est celui d'un homme en quête d'harmonie. Chacun de ses paysages repose sur un délicat équilibre entre la permanence et l'éphémère, le réalisme et la poésie, le plein et le vide. Hiroshige synthétise differentes traditions picturales: celle de la peinture de paysage chinoise, de la peinture orientale bouddhiste, dans laquelle la forme déclenche l'espace et la peinture japonaise zen, Sumi-e, qui elle structure l'espace autour du vide. Le peintre accorde également une grande importance à la construction géométrique de l'espace pictural, l'étagement des plans du tableau, les aplats de couleur, les dégradés et intégrera notamment les leçons de la perspective occidentale dans nombre de ses estampes tardives. 




Hiroshige quitte Edo en septembre 1833, au moment du Momijigari koyo – la contemplation du changement en automne de la couleur des feuilles - et prend la route du Tôkaidô avec la délégation officielle du Shôgun Ienari Tokugawa. La route s'étend d'Est en Ouest, sur une distance d'environ 500 kilomètres, emprunte le littoral, traverse montagnes, baies, fleuves et lacs, jusqu'à l'arrivée à Kyôto deux semaines plus tard. Les paysages et les sites naturels qu'Hiroshige esquisse dans ses carnets, sont très populaires et nourrissent l'amour et le respect des japonais pour la nature et les préceptes du Shintoïsme. Nature. Shizen. Hiroshige ne s'en lasse pas. L'escorte peut bien attendre. Revenir sur mes pas, tant que la pluie tombe. Saisir l'instant, l'odeur, la couleur, le mouvement du vent et de la pluie. Son rythme. Maintenant ou jamais.




Kaze ga fuite imasu! *** Le vent souffle fort sur la pluie, qui fait ployer arbres et bosquets alentour. Le paysage bouge en cadence. Ame! La pluie qui s'abat en rafales et qui change la couleur du ciel, des arbres, des bosquets et du chemin. Vite, saisir l'humeur des cieux, la tonalité du paysage, les variations infimes de la lumière. Regarder la pluie qui ondule comme une résille argentée, à travers laquelle, la nature respire et se métamorphose sans cesse. Terre d'Ombre et gris des toits des maisons du village, au creux du vallon. Gris du ciel et des arbres, au sommet de la colline. Tout respire. surgit, puis s'estompe. Kaminari! **** Le tonnerre gronde à présent. Son roulement implacable balaie la cime des arbres tel un invisible pinceau, voile la lumière du ciel et la couleur du sentier, par intermittence. Hiroshige perçoit au loin les clameurs étouffées de ses compagnons de route, le pressant de se mettre à l'abri avec eux. Isoginasai!***** Dépêche-toi! 




Mais Hiroshige ne bouge pas. Tout son être est là, immobile, hypnotisé par la pluie blanche et le vent qui lui fouettent le visage. Seuls ses yeux sont en mouvement, tracent des lignes imaginaires, dessinent pleins et déliés dans le vide. Contempler, fixer dans sa mémoire l'idéogramme mental de cet instant fugace, humer avec bonheur l'air saturé des senteurs de pins et de l'odeur du foin coupé. Hiroshige sourit doucement. Il entend déjà les commentaires malicieux et les rires de ses compagnons, quand il arrivera tout trempé à l'auberge. «Hiroshige, l'épouvantail de Edo! Hiroshige ressemble à l'orage!»




Peu importe! Et puis, c'est bien vrai après tout qu'Hiroshige est mal arrimé au monde matériel. Plus va et plus il ressemble à ses Ukiyo-e, flottant entre le monde matériel et ces paysages évanescents qu'il peint avec tant de recueillement. Comment faire tenir toute la beauté du monde dans un seul regard? Comment évoquer les caprices du temps, saisir toutes ces impressions changeantes et éphémères? Hiroshige peint avec ses yeux, tandis que la pluie redouble et que les porteurs de norimon ****** se démènent pour atteindre le sommet de la colline. Impressions sous le vent. Dans «L'Averse à Shôno - Haku-u», Hiroshige immortalise l'éphémère par le biais d'une approche sensible et poétique des phénomènes climatiques. 




Partant d'une réalité topographique restituée avec précision, le peintre transcende le monde matériel en y insufflant une aura de mystère et un lyrisme tout en nuances. Hiroshige utilise notamment le style Fukibokashi ou dégradés de couleurs pour mieux rendre le spectacle évanescent des paysages traversés; ainsi que le bleu de Prusse pour sa fraîcheur. Dans ses Ukiyo-e, l'artiste suggère les intempéries par l'emploi de lignes obliques qui s'entrecroisent. Le contraste de couleurs entre le premier et l'arrière-plan, la lumière et l'opacité, la direction des diagonales, crée la sensation du mouvement, de la vie qui passe. L'attention aimante du peintre pour les infimes variations climatiques, son interprétation à la fois réaliste et poétique de la nature, auront une influence décisive sur les peintres impressionnistes, notamment Claude Monet et Vincent Van Gogh.




Véritable instantané du monde sensible, «L'Averse à Shôno – Haku-u» invite à une expérience universelle et intemporelle. Paysage flottant entre souvenir et songe, estampe et poème, l'éternité et l'instant. Entré dans le clergé bouddhique vers la fin de sa vie, Hiroshige compose un dernier poème avant de passer de l'autre côté du paysage. «Derrière moi, à Edo, je laisse mon pinceau / En route pour un nouveau voyage ! / Laissez-moi admirer / Au pays du Soleil couchant [le Paradis] d’autres fameux paysages.» ****** La pluie est tombée. Ame!




* Il pleut maintenant. Pluie
** Hélène Bayou, 2004, p20
*** Le vent souffle
**** Tonnerre
***** Dépêche-toi
****** Palanquin
****** BNF «L'estampe japonaise», http://expositions.bnf.fr/japonaises/arret/08.htm