Sage comme une image
«Les Pestiférés de Jaffa», 1804, Antoine-Jean Gros, Huile sur toile, 532 x 720 cm, Musée du Louvre, Paris
Chaleur, poussière et encore plus de chaleur! Quelle
pestilence dans ce convoi! Et l'eau, où est-elle cette eau qu'on
nous a promis depuis deux jours? Comment espère t-on que je soigne
tous ces blessés et tous ces malades, sans eau? L'eau, la vraie
richesse ici, le vrai pouvoir, pas la gloire des armes! Le
docteur René-Nicolas Dufriche Desgenettes, médecin chef de l'Armée
d'Orient du général Napoléon Bonaparte, est inquiet. L'armée a
levé le camp de Gaza deux jours auparavant et malgré un accueil
favorable de la ville, les soldats ne vont guère mieux. Au
harcèlement des mamelouks, il faut ajouter le climat brûlant, les
bivouacs continuels, l'hygiène difficile à contrôler, la faim et
bien sûr, la pénurie d'eau potable. Les cas de conjonctivite aiguë
et de dysentrie se multiplient, mais ce n'est même pas ça le pire.
Le pire, c'est ce
nouveau fléau, la «fièvre bubonneuse», comme le disent les
médecins. En réalité, il s'agit de la peste, qui s'est déclenchée
pendant la marche forçée à travers le désert de Syrie et qui fait
des ravages, presque pires que ceux infligés par les troupes
ottomannes. La peste. Le docteur Desgenettes a interdit que l'on
utilise ce terme devant les hommes, il a assez à faire à pratiquer
la médecine avec presque rien, il n'a pas besoin en plus d'une vague
de panique dans les rangs. Bientôt, l'armée sera à Jaffa où
l'attend de nouveaux combats sans doute, mais aussi l'espoir de
trouver de l'eau potable et de lutter contre la peste dans de
meilleures conditions. Mais avant cela, il faut atteindre Jaffa et il
fait déjà si chaud. Jaffa.
Dans
«Les Pestiférés
de Jaffa»,
Antoine-Jean Gros (1771-1835) nous montre un épisode de la campagne
d'Egypte (1798-1801), la visite de Napoléon Bonaparte aux malades
atteints de la peste, dans l'hôpital improvisé de Jaffa, en Syrie.
La scène se passe le 11 mars 1799, c'est à dire quatre jours après
la prise de la ville par l'armée napoléonienne. Le général y est
montré réconfortant les victimes de l'épidémie au mépris du
danger de la contagion, apaisant par sa seule présence, l'inquiétude
de ses troupes et celle de la population arabe locale. Le tableau est
une commande de Napoléon Bonaparte, devenu entre temps premier
Consul, pour commémorer la campagne d'Egypte, présentée par le
futur emperereur sinon comme un succès militaire, du moins comme un
triomphe culturel. Le tableau sera exposé pour la première fois au
Salon de Paris ouvert au Louvre, le 18 septembre 1804, quelques
semaines seulement avant le sacre de Napoléon et la proclamation de
l'Empire.
«Les
Pestiférés de Jaffa»
valurent à Antoine-Jean Gros un grand succès critique et une gloire
sans précédent. La toile, originellement commandée au peintre
Pierre-Narcisse Guérin, est une commande de dédommagement offerte
par Napoléon à Gros, pour compenser le retrait du «Combat
de Nazareth»
(1801), une bataille gagnée contre les Turcs au mont Thabor, mais au
cours de laquelle le général Junot se serait par «trop» illustré.
Gros qui occupe le poste d'inspecteur aux revues, a suivi Bonaparte
lors de la campagne d'Italie et de la bataille au Pont d'Arcole, le
15 novembre 1796, au moment où Napoléon y aurait planté le drapeau
tricolore. Gros qui est aussi un ami personnel de Joséphine de
Beauharnais, va devenir en quelques tableaux rapidemment célèbres –
Napoléon au
Pont d'Arcole, Les Pestiférés de Jaffa, La Bataille d'Aboukir et La
Bataille d'Eylau,
l'historiographe pictural de l'Empire et par le réalisme épique de
ceux-ci, contribuera à édifier la légende napoléonienne. Et sur
cette route vers la gloire du premier Consul, il y a Jaffa et ses
hautes murailles.
La
prise de Jaffa, le 7 mars 1799, est un épisode décisif dans la
seconde phase de la Campagne d'Egypte, que le général Bonaparte
mènera personellement de 1798 à 1799. Cette campagne appartient au
fameux «rêve oriental» de Napoléon, qui se conjugue avec les
objectifs militaires et économiques du Directoire. Pour la France,
il s'agit de s'emparer de l'Egypte et plus tard de contrôler tout
l'Orient, afin de barrer la route terrestre des Indes Orientales à
la Grande-Bretagne. Parallèlement à ces objectifs stratégiques, il
s'agit également de recenser toutes les richesses de l'Egypte,
considérée à l'époque comme le berceau de la civilisation
occidentale. L'expédition d'Egypte se double donc d'une expédition
scientifique qui regroupe 167 savants, ingénieurs et artistes,
chargés entre autre de propager l'esprit des Lumières en Orient. On
fonde alors l'Institut d'Egypte, Champollion rédige un dictionnaire
et une grammaire des hiéroglyphes grâce à la découverte de la
Pierre de Rosette et l'on publie l'ouvrage monumental «La
description de l'Egypte»,
considéré comme l'acte de naissance officielle de l'égyptologie.
En
comparaison, la prise de Jaffa, bien qu'une victoire sur le plan
militaire, est un désastre sur les plans humain et moral. Le tableau
de Gros est donc une œuvre de propagande, destinée à rétablir
cinq ans après les faits la réputation ternie du futur empereur et
par là même, à accroître sa popularité. Quel
drôle d'oiseau celui-là! Il me fait venir dans son atelier pour me
questionner sur la prise de Jaffa, mais je me demande s'il m'écoute
vraiment. L'Orient, il n'à que ce mot-là à la bouche, songe le
docteur Desgenettes. Mais que sait-il de l'Orient, y est-il jamais
allé? Pour
peindre «Les
Pestiférés de Jaffa»,
Antoine-Jean Gros qui ne fera jamais le voyage d'Orient, s'inspire
des souvenirs et des recommandations de Dominique Vivant-Denon,
directeur du Musée du Louvre et qui avait suivi Napoléon en Egypte.
Pour la partie médicale, le peintre interroge bien le docteur
Desgenettes, mais uniquement pour mieux mettre en valeur l'héroïsme
supposé de Napoléon face à la terrible épidémie. Il réalise
d'abord une première ébauche, aujourd'hui au Cabinet des Dessins du
Musée du Louvre, puis une esquisse très proche du tableau définitif
et qui elle se trouve, au Musée Condé à Chantilly.
Gros,
que l'Orient fascine, puise également son inspiration auprès de son
maître, le peintre Jacques-Louis David (1748-1825), en reprenant
notamment la composition du «Serment
des Horaces»
(1784). Mais David non plus n'a jamais fait le voyage d'Orient, ce
qui amène Gros à reconstituer le panorama de Jaffa, à partir d'une
gravure de son contemporain Taracheny et d'une planche du «Voyage
dans la Basse et la Haute-Egypte»
(1802), de Dominique Vivant-Denon. Mais «Les
Pestiférés de Jaffa»
est bien plus qu'une peinture sous influence. En regardant le tableau
de plus près, on s'aperçoit qu'il se situe au carrefour de
recherches artistiques – le Romantisme et l'Orientalisme – qui se
développeront par la suite. Ce qui est intéressant dans «Les
Pestiférés de Jaffa»,
c'est précisémment ce que l'œuvre pressent. Il y a la quête
passionnée de la lumière, l'exaltation de la couleur, qui rappelle
Rubens et qui séduira beaucoup Delacroix, le souci d'exactitude dans
les costumes et dans l'architecture mauresque. Mais il y a aussi, une
sensibilité plus libre qui s'exprime dans la mise en scène de
sentiments, tels la compassion de Bonaparte pour les malades ou la
fascination proche de l'abandon, des victimes de la peste envers ce
dernier. «Les
Pestiférés de Jaffa»
est une toile vibrante de couleurs, d'énergie et de sensibilité,
même si on est en droit de questionner les motifs politiques qui ont
servi à sa réalisation. Une peinture éminnement subjective donc,
mais qui par ailleurs s'emploie à gommer les frontières entre les
genres artistiques et à faire de la prise de Jaffa, un événement
historique fondateur dans la légende napoléonienne.
Que
s'est-il réellement passé à Jaffa? Quand Jaffa tombe, l'armée
française épuisée par la peste, le climat brûlant, les privations
et la résistance acharnée des ottomnans menés par Djezzar Pacha,
se livre à des massacres sur les soldats ennemis qui s'étaient
rendus contre la promesse de la vie sauve. Le 11 mars, Bonaparte
décide de visiter les malades atteints de la peste, qui s'était
déclarée pendant la traversée du désert de Syrie. Gros nous
montre un Napoléon héroïque et magnanime, apaisant les malades et
rassurant la population arabe, n'hésitant pas à toucher les bubons
des pestiférés. Pourtant, nous savons grâce aux mémoires du
docteur Desgenettes et le témoignage de Fauvelet de Bourrienne,
secrétaire de Bonaparte, que celui-ci n'a jamais touché les malades
et qu'il aurait même demandé au docteur Desgenettes, d'abréger la
vie des malades en leur administrant de l'opium. «Les
Pestiférés de Jaffa»
est-il pour autant une imposture totale?
Regardons de plus
près. Gros soigne son décor. Il peint l'ancienne mosquée de
Mahmoudiya, temporairement reconvertie en hôpital de campagne. L'arc
outrepassé à gauche du tableau et le minaret au fond à droite, ne
sont pas là uniquement par souci d'exactitude architecturale, mais
aussi pour authentifier la scène. En arrière-plan sur la colline,
il y a les murailles de Jaffa et ses tours, avec un drapeau français
surdimensionné planté sur le sommet de l'une d'entre elles. Les
fumées de la canonnade sont encore visibles dans le lointain.
Passons aux personnages. À
gauche de Napoléon se tient le docteur Desgenettes, qui essaie de
retenir la main dégantée du général, s'apprêtant à toucher un
malade. Derrière Bonaparte, on aperçoit deux de ses généraux. En
bas à droite, un médecin arabe soigne un pestiféré, tandis qu'un
officier atteint d'ophtalmie s'approche à tâtons vers le foyer
rayonnant de la scène, où l'on voit le futur emperereur. À
gauche du tableau, un groupe d'Arabes distribue des pains aux
survivants. Notons que la lumière et le chatoiement des couleurs
semble réservés à Napoléon, le vainqueur, tandis que le groupe
d'Arabes sur la gauche est rejeté dans la pénombre, comme il sied
aux vaincus. Le geste de Napoléon touchant le bubon d'un pestiféré,
renvoit à celui thaumaturgique des rois de France, capables de
guérir les écrouelles des lépreux d'une simple apposition des
mains. L'image que Gros nous offre de la prise de Jaffa, bien
qu'artificiellement assagie, est pourtant loin d'être sage. Alors,
au-delà de la fascination que l'on peut éprouver pour une telle
image, comment expliquer l'incroyable fortune critique de ce tableau?
Si
l'Orientalisme que «Les Pestiférés de Jaffa» semblent
annoncer, peut être perçu comme une sorte d'héliophilie
passionnée, alors il est permis de regarder le tableau de Gros comme
une métaphore pour l'esprit des Lumières, incarné dans la personne
de Napoléon. On sait d'ailleurs que si la campagne d'Egypte fut un
véritable désastre militaire, elle profita beaucoup au futur
empereur, notamment via l'égyptologie et une meilleure connaissance
du monde arabe. D'un autre côté, si le Romantisme qui se dessine
dans «Les Pestiférés de Jaffa», peut être assimilé à
une volonté de théâtralisation des émotions, alors la toile de
Gros peut être regardée comme une esthétisation romantique de
l'épopée napoléonienne. Car «Les Pestiférés de Jaffa»
est un tableau qui bruisse si fort, qu'on serait tenté de dire,
qu'il «parle». Bien plus qu'un simple manifeste pictural du
bonapartisme, «Les Pestiférés de Jaffa» est une œuvre
qui condense et annonce nombre des intuitions artistiques du siècle
à venir. Même si un certain classicisme agonise dans ce tableau,
son sens de la couleur, sa curiosité passionnée pour l'Orient, qui
est à la fois partout et nulle part dans la composition, font de
cette peinture au sujet pourtant effroyable, un souvenir étrange et
poétique.