Ici.
J'ai froid. Nos vélos bien calés contre les parois en ruine de notre abri de fortune, nous sommes mon amie et moi, serrées l'une contre l'autre, chacune sous son poncho ruisselant de pluie. Malgré la chaleur intense de la journée, je tremble comme une feuille dans le vent d'automne. Tout change si vite. Sans même m'en rendre compte, je me mets à chanter cette chanson que j'aime tant: « Colchiques dans les prés, fleurissent, fleurissent ». En un instant, mon amie l'a reprise en chœur et nous voici, joyeuses, chantant à tue-tête sous la pluie battante de cette chaude journée d'été. « Fleurissent, fleurissent...».
Quatrième échancrure.
Vision d'un monde silencieux, lointain. Palais déserté. Dans la nuit tiède, le reflet tremblant des lampions sur le bassin aux lotus et les marches de la terrasse. Au-delà, en contrebas, la tache sombre de l'étang aux iris. Shôbu. La fine odeur de mandarine dans les plis froissés de la fleur, là où le feuillage laisse filtrer l'air. L'eau partout. Monde flottant. Furtives images d'un cerisier en fleur au fond d'un verger endormi et d'une enfant solitaire. Malgré la distance, sa présence presque palpable, lumineuse et grave comme dans le jeu de Hanafuda.
Vision d'un monde silencieux, lointain. Palais déserté. Dans la nuit tiède, le reflet tremblant des lampions sur le bassin aux lotus et les marches de la terrasse. Au-delà, en contrebas, la tache sombre de l'étang aux iris. Shôbu. La fine odeur de mandarine dans les plis froissés de la fleur, là où le feuillage laisse filtrer l'air. L'eau partout. Monde flottant. Furtives images d'un cerisier en fleur au fond d'un verger endormi et d'une enfant solitaire. Malgré la distance, sa présence presque palpable, lumineuse et grave comme dans le jeu de Hanafuda.
Ici.
Le rythme saccadé de la pluie, sa lumière opaque et son bruit métallique, agissent sur moi à la façon d'un pendule. Peu à peu, le monde autour de moi s'estompe, m'absorbe doucement dans sa vibration lumineuse. Je suis la pluie. Je suis le paysage. Le vent dans les peupliers au bord de la rivière, le jus de mûres sauvages qui éclatent dans la bouche, l'odeur chaude et musquée de la résine de pins, les pieds qui sautent gaiement dans les flaques, une à une. Plic, ploc!
L'univers à portée du regard, dans les tonalités de cette lumière aquatique, sa réverbération, puis son absorption dans le tissu humide de la terre. Tout est là, vivant, frémissant au fond de moi. L'averse sur la route brûlante en plein été, le chant des grenouilles la nuit au fond des mares, le reflet de la lune sur les volets clos, le bruit des pas dans le corridor, les boutons d'or passés sous le menton, l'odeur des marronniers en fleur, le ciel et la terre, le rêve et la réalité, l'élan et la fuite. Et l'attente.
« On devrait peut-être y aller, maintenant ? ». La voix inquiète de mon amie, me tire brusquement de ma rêverie. « Quoi, que dis-tu? ». Je réalise à son expression de surprise, que je devais être partie très loin au fond du paysage. Il me faut du temps pour comprendre le sens de ses paroles . Tout à l'heure, tandis que la pluie tombait à flots, il m'a semblé apercevoir une présence, derrière les buissons de l'autre côté de la route. Pourtant, je suis certaine qu'à part mon amie et moi, personne d'autre que nous n'était sur cette route désertée. Impression étrange d'une présence curieuse, prégnante et pourtant insaisissable, tout près de moi. Haut dans le ciel, des bancs de nuages argentés se dispersent rapidement, poussés par un vent puissant venu de la mer toute proche.
« Et nul ne saura rien de la guerre qui fait rage,
Nul ne s'inquiètera quand en viendra la fin »
Notre abri de fortune n'est pas étanche, c'est le moindre que l'on puisse dire. « Coco va s'inquiéter! Et J. L. aussi ». Nous sommes, mon amie et moi, complètement trempées. Pareilles à deux méduses engluées dans leurs ponchos ruisselants de pluie et nos vélos ne valent guère mieux. Malgré l'inconfort de notre situation, je n'ai pas envie de quitter cet endroit. Quelque chose de puissant et que je ne comprends pas bien, semble requérir ma présence ici. Comment distinguer ce qui est réel de ce qui ne l'est pas ? Douleur ou soulagement de sentir confusément que cette distinction est probablement inutile, car elle néglige l'essentiel. C'est l'esprit qui crée sa réalité. Et dans cette réalité-là, il y a Coco et il y a aussi J. L. Celui qui revient toujours à l'enfance et celui qui ne l'a jamais quitté. Tout nous échappe, sauf peut-être l'instant.
« Nul ne se souciera qu'il soit arbre ou oiseau
De voir exterminé jusqu'au dernier des hommes »
Cinquième échancrure
Nicolas, les yeux grands ouverts dans l'obscurité de la nuit. Impossible de dormir.Pourtant, ce n'est pas la première fois que son sommeil est troublé par des visions, qui ne sont pas provoquées par les drogues qu'on lui administre régulièrement. Mur pâle teinté de bleu, reflets de la lune en demi-teinte sur la baie-hublot du « Kando », le navire d'exploration temporelle dans lequel Nicolas embarquera d'ici trois jours. La cellule qui lui est habituellement réservée, dispose d'un écran de projection mentale, sur lequel sont recueillies chacune de ses visions.
Nicolas, le voyant, Nicolas, le développeur-méta le plus puissant, le plus sensible et le plus imprévisible de la planète Éclion, se sent vide, presque inexistant. Comme le coquillage abandonné sur la plage après la marée, au creux duquel la mémoire des vagues survit longtemps après que la vie l'a quitté. Derrière la baie-hublot du patrouilleur du temps, l'esprit de Nicolas se déploie pourtant dans l'espace, écume la galaxie à la recherche de ces paysages de pluie singuliers, soigneusement dissimulés dans les pliures du temps. Ici ou ailleurs, aujourd'hui ou demain, unis dans un même souffle, une même respiration. L'univers, tel un gigantesque serpent, lové dans chaque méandre du temps.
Les murs de la chambre à «Yume », dans la moiteur de la nuit. Nicolas est assis devant une vaste fenêtre. Il voit l'ombre allongée des cyprès, sur la pelouse en contrebas. Il voit aussi une haie de peupliers, serrés le long d'une route désertée, brûlée par le soleil. Un court instant, son regard croise celui d'une enfant prise sous l'averse. L'a-t-elle vu ? Et quel est donc ce paysage entr'aperçu derrière le rideau de pluie, si proche et pourtant si lointain ? Une nouvelle arborescence du programme, ou bien un souvenir ? Était-ce dans son temps à lui, ou avant ? Ima wa mukashi! « Maintenant, c'est du passé ». La vision s'estompe malgré lui. Clic ! Le bruit métallique d'une nouvelle jonction.
« Et le printemps lui-même en s'éveillant à l'aube
Ne soupçonnera pas notre éternelle absence »
Un soir de ciel clair sur la planète Mars. Une villa de granite, perchée au sommet d'un piton rocheux. Plus bas dans la vallée, le ruban argenté de l'autoroute qui relie Allendale à Waukegan. Sur la façade qui surplombe le vide, de larges baies vitrées laissent entrer la lumière bleue des étoiles. On ne distingue aucune ombre à l'intérieur de la maison et pourtant, une voix s'échappe du patio. « Madame McClellan, quel poème aimeriez-vous entendre ce soir ? ». La voix réitère la question dans la demeure désertée. Nicolas avance lentement dans le vestibule aux murs blancs. La maison sent l'encaustique et l'odeur de l'herbe fraîchement coupée.
Léger bourdonnement, en pénétrant dans le salon. Lent, régulier, comme un pendule. La voix de nouveau, insistante. «... Quel poème aimeriez-vous entendre...». Sur un grand écran au-dessus de la cheminée, de larges mandalas multicolores tournoient lentement dans l'obscurité. Vert émeraude, saphir, malachite, grenat, topaze, améthyste. Flux et reflux des couleurs, sur la pâleur de la toile. « Puisque vous n'avez exprimé aucune préférence, je vais donc sélectionner un poème au hasard ». Clic. La voix encore, presque tremblante. « Sarah Teasdale, l'un de vos préférés si mes souvenirs sont exacts ».
« Il viendra des pluies douces et l'odeur de la terre,
Et des cercles d'hirondelles stridulant dans le ciel
Des grenouilles aux mares qui chanteront la nuit
Et des pruniers sauvages palpitant de blancheur
Les rouges-gorges enflant leur plumage de feu
Siffleront à loisir perchés sur les clôtures
Et nul ne saura rien de la guerre qui fait rage
Nul ne s’inquiétera quand en viendra la fin
Nul ne se souciera qu'il soit arbre ou oiseau
De voir exterminé jusqu'au dernier des hommes
Et le printemps lui-même en s'éveillant à l'aube
Ne soupçonnera pas notre éternelle absence »
Quelque part, au fond de la villa, les premières notes des « Variations Goldberg » de Johan Sebastian Bach se fraient un chemin dans le silence revenu. Les Portes du Temps s'ouvrent une à une et Nicolas le voyant franchit le seuil de chacune, traverse les rideaux translucides de toutes les vies qu'il a vécues, passées et présentes. La sienne et toutes celles de ce vaste théâtre d'ombres pourtant si étrangement familières, tapies sous ses paupières. Éclion, la Terre, Mars. La froide lumière stellaire, l'odeur de la terre après la pluie, la chaleur suffocante de l'atmosphère martienne.
« Kaze tachinu! » Le vent se lève. Autre lieu, autre temps. Plic, ploc ! Les premières gouttes de pluie sur le visage impassible de Nicolas. Ses pieds trop pâles s'enfoncent mollement dans le sable mouillé. Il est saisi par la fraîcheur de l'eau. La houle des vagues et le parfum iodé de la mer, le ballet des mouettes haut dans le ciel laiteux, son refuge à «Yume » ou ce nouvel exil au bord de cette mer inconnue, l'indifférence et la compassion, tout vient à lui, le pénètre et le quitte avec le même sentiment de perte irréparable, la même pathétique et poignante beauté des choses.
Un bref instant, Nicolas se demande si Murielle apprécierait cette sphère-là, si son esprit accepterait de se glisser par cette échancrure du temps et si elle saurait retrouver son chemin de retour. Combien de vies sont-elles nécessaires pour naviguer dans une seule vie ? L'averse s'abat maintenant en rafales sur la plage désertée. L'air est imprégné du parfum enivrant de la mer. Nicolas regarde le monde qui le regarde, pour la première et la dernière fois. Puis, sa silhouette s'estompe peu à peu derrière cet ultime paysage de pluie. Avant de disparaître totalement, Nicolas songe avec gratitude à toutes ses nefs qu'il a rêvées et à ce haïku de Kobayashi Issa, son poète préféré :
« Comme est magnifique
par un trou dans la cloison
la Voie lactée ».
* pluie, pluie, en japonais
par un trou dans la cloison
la Voie lactée ».
* pluie, pluie, en japonais
Tous mes remerciements au peintre Thierry Mysius, pour son aimable autorisation de reproduction de « Vue sur mer au miroir ».
© Ariane Kveld Jaks
Pour l'intégralité des « Paysages de pluie »
2014.08.14.
Poème de Sarah Teasdale