Thursday 10 June 2010

«Watteau ou la peinture indicielle»

«Ce que mes yeux ont vu», Laurent de Bartillat, DVD distribué par MK2, Septembre 2008


Pourquoi ne voit-on dans un tableau que ce que nous voulons voir? Dans  «Ce que mes yeux ont vu», Laurent de Bartillat nous raconte l'histoire de Lucie (Sylvie Testud), étudiante en histoire de l'art, préparant une thèse sur Watteau et les femmes. Lucie cherche à percer les secrets du peintre Jean-Antoine Watteau (1684-1721), plus exactement le mystère entourant l'identité d'une femme toujours représentée de dos. Lucie est convaincue que cette femme, qui sera finalement identifiée comme la comédienne Charlotte Desmares, est le grand amour malheureux du peintre. Mais son directeur de thèse, Dussart (Jean-Pierre Marielle), s'emploie à la détourner de sa quête, lui qui des années auparavant a perdu sa femme en cherchant à dénouer la même intrigue. Question évidente: «Ce que mes yeux ont vu» est-il un polar pictural dans la même veine que le Da Vinci Code? Réponse: non, heureusement! Avec «Ce que mes yeux ont vu», Laurent de Bartillat nous offre de considérer le tableau, c'est-à-dire la peinture elle-même, comme une énigme. Une énigme?


Laurent de Bartillat qui est diplômé de la Sorbonne en histoire de l'art, a su éviter l'écueil d'un film pour spécialistes, en choisissant de traiter son histoire comme une énigme policière, avec son lot d'indices, de fausses pistes et de révélations. Lucie est celle qui regarde les tableaux de Watteau, celle dont le regard interroge sans cesse la peinture, le silence du peintre, sa relation avec cette femme multiple, toujours vue de dos. Omniprésence du regard, des yeux. Ceux de Lucie qui scrutent les tableaux du peintre, au tout début du film. Ceux du Gilles (1718-19) qui fixent le spectateur. Ceux de l'âne qui attirent les nôtres, parce que «Il y a tant d'humanité en eux.». Ceux de Vincent (James Thierrée), le mime sourd-muet que Lucie rencontre dans la rue et dont elle s'éprend. Enfin, ceux de Dussart, qui supervisent et finalement rejettent la thèse de l'histoire d'amour malheureuse entre Watteau et Charlotte Desmares. Et puis, le regard que  Lucie porte sur Watteau, lequel  d'ailleurs tient beaucoup de l'obsession. 




 

«L'artiste, c'est celui qui voit tout et que personne ne voit.», nous dit-elle. Et en ouvrant la boîte de Pandore de la peinture de Watteau, Lucie découvre le pouvoir de la peinture de ramener à la vie des êtres, dont la disparition ou le mystère les entourant, vous ont tenu éloigné d'eux. Pour autant, «Ce que mes yeux ont vu» n'est pas vraiment un film introspectif. Lucie regarde, mais ne contemple pas. Elle cherche des réponses à ses propres questions: sur la disparition (celle de son père alpiniste, emporté par une avalanche), sur la part d'ombre et de mystère que constitue toute vie humaine, sur ce qui relie ou sépare les êtres, et enfin, sur le jeu de miroirs et de reflets auxquels toute image nous renvoie. Laurent de Bartillat ne fournit pas de réponses directes à Lucie, préférant se fier aux signes, aux indices et à la puissance d'évocation de la peinture de Watteau. Même si il se défend d'avoir réalisé un film sur la peinture, Laurent de Bartillat a parfaitement intégré le monde de Watteau. Sa mise en scène ne démontre rien, pas plus qu'elle ne circonscrit. 


Fidèle à l'esprit du peintre, la quête de Lucie se décline sur un mode allusif, où tout se dit par l'élan, le retrait ou encore l'esquissé. On devine que les drames se jouent ailleurs, hors-champ de la caméra, et que chaque personnage, chaque histoire, est constitué de ce maillage très fin entre distance et proximité, entre la parole et le silence. «Ce que mes yeux ont vu» est un film déroutant à plus d'un titre. C'est un film tout en décalages: ceux du sens, de l'image, du propos. C'est un film tourné de près, dans lequel l'œil est partout, et qui pourtant fait l'éloge détourné de la mise à distance, de l'impossibilité de vraiment voir, de la trouée de l'espace, et donc de la fuite. C'est aussi un film qui rend un hommage discret au travail difficile et très peu connu du public, des restaurateurs et des chercheurs du monde de l'art. À leur patient travail, dans lequel le savoir répond à l'imagination, «Ce que mes yeux ont vu» renvoie le reflet troublant où les fantômes de l'œil et du cœur, un temps voués à disparaître, renaissent par la légèreté du trait et la puissance du signe.

2 comments:

  1. Ce blog est vraiment super. Je le consulte par plaisir regulierement et j'apprends toujours quelque chose au passage. Merci et felicitations.

    ReplyDelete
  2. «L'artiste, c'est celui qui voit tout et que personne ne voit.»

    Tout est dit dans cet admirable analyse d'un film trop injustement méconnu.

    Merci et bravo!

    ReplyDelete